Vendredi 24 mars 2000 (déjà), Nantes

Journée évidemment improductive : levé à presque onze heures, avec la confuse impression de n’être qu’une immense entreprise de pourrissement interne (comme le dirait Ermold, dans un registre différent, « ça a été l’émeute dans ma tête »), et glandé toute la journée : c’est-à-dire vaisselle, lecture ennuyé du numéro des inrocks de la semaine, essai de l’aspirateur que Maman m’a acheté hier (et qui confirme que cet animal est bien mon grand ennemi, comme les ragondins pour Paul, par exemple) ; courses à Decré sous la pluie, où j’ai été à nouveau très mécontent quand la caissière m’a demandé une pièce d’identité pour vérifier mon chèque de 232,56 F. Une fois rentré, je me suis empiffré de Haägen Dasz vanille-noix de macadamia caramélisées. Je sais très bien que je ne travaillerai pas une minute pour ma thèse, cette putain de croix. Ce matin, chez le docteur Moreau, encore une fois gueulé comme un putois parce que je n’arrive à rien de constructif, puis, bizarrement, pleuré lorsque je lui ai brièvement parlé de mon enfance à Javerlhac : et en particulier l’épisode fameux de « Je te préviendrai quand je serai sous terre. ». J’aimerais savoir à quoi ça pourra bien me mener, si ça doit mener à quelque chose, tant maintenant j’en doute. Il a laissé supposer qu’il pourrait y avoir quelque chose avec la naissance de Mady, qui s’est produite à ce moment-là, et que ça avait modifié ma situation dans la famille. Je n’ai pas évoqué la récurrence de mes fantasmes d’initiation, qui me préoccupent et même me terrorisent.

Je trainais encore sur internet quand Loïc et Joris ont sonné. Bu un fond d’alcool non identifié (un reste que je tenais de longtemps) en discutant de La Maman et la putain. Au Flesselles vers neuf heures, mais je n’ai bu que du Perrier, et ai obstinément refusé d’aller à une fête chez une des responsables du musée où ils allaient pour se montrer — ce qui semblait d’ailleurs les faire chier, mais cochons comme ils sont, ça va encore finir à des heures impossibles dans un état pitoyable. Broerec, en revanche, avait l’air intéressé ; il est toujours partant. En rentrant, un message de Florence depuis Montparnasse. Elle y parlait de passer en arrivant, mais ne l’a pas fait, et lorsqu’elle a appelé de chez elle (répondant au message que j’y avais laissé moi-même), je n’ai pas réussi à laisser filtrer nettement l’idée que j’aurais bien dormi avec elle.

Terminé, tout de même, le bouquin de Nigel Barley, très bien. Il y dedans un passage sur la photo particulièrement intéressant pour ce qui est du décalage culturel et des techniques : voulant faire commenter à de vieux Dowayo des photos d’animaux de la région dont il s’était muni, il n’arrive qu’à leur faire dire, après de longues minutes de contemplation de la feuille en tous sens « Je ne connais pas cet homme-là » : la photographie si « réaliste » ne serait rien d’autre que profondément culturelle ? Je m’en doutais, mais d’en voir un témoignage direct m’a fait plaisir[1] – enfin si c’est bien vrai.

[1] Et le commentaire sur un supposé homme représenté vient peut-être seulement de ce que les seules photos qu’avaient déjà pu voir ces vieux Dowayo étaient les photos des cartes d’identité imposées après l’indépendance par le gouvernement camerounais — et moins d’une quelconque « reconnaissance » de ce qui y est signalisé. L’objet serait connu, et analysé seulement en fonction de ce cadre connu, sans que sa spécificité puisse être pensée autrement (Barley remarque d’ailleurs que beaucoup avaient la même photo sur leur carte ; là encore, plus que de désinvolture (quoique, visiblement, celle-ci puisse ne pas être absente : de la carte d’identité, les Dowayo n’ont strictement rien à foutre, de même qu’ils demeurent absolument impénétrables aux principes de la « démocratie » lorsqu’on tente de la leur imposer — enfin à l’africaine), il s’agirait d’une simple question de statut de l’objet, sans égard à ce qu’il représente pour nous, et lui confère justement ce statut (une « ressemblance »).