Samedi 25 mars 2000, Nantes

Journée de la braderie en ville ; j’y suis allé faire un tour en fin de matinée (moins tôt qu’espéré), fouiner dans les livres et les disques — un acte de consommateur parfaitement inutile. À l’étal de Coiffard, tombé sur Stéphanie, avec qui j’ai arpenté une petite heure les rues noires de monde et des camelots les plus variés, marchands de frites (alléchantes malgré tout) et autres vendeurs de tissus colorés bon marché. Acheté pour 5 F deux petits dictionnaires, un fransk/dansk — danois français, et un ranska/suomi — finnois/français (je n’en ferai sans doute rien mais les langues étrangères me fascinent), et un tome du Journal non-expurgé d’Anaïs Nin ; mais comme il fallait régler celui-ci à l’intérieur du magasin, je me suis laissé aussi tenter par un roman de Eça de Queiros (La Capitale), je voulais en lire un depuis longtemps, et par la relation du voyage aux Indes de Vasco de Gama, qui, tous deux, n’étaient pas bradés bien sûr. Sur les étals, de nombreux exemplaires des Notes de l’oreiller de Sei-Shonagon, un très beau petit livre totalement ignoré. Il était vendu 2 F, ce qui était une sorte d’abus, puisqu’il y a quelques années, il était offert par les éditions Stock pour l’achat de deux titres de leur collection, et d’ailleurs, la mention « Ce livre vous est offert par votre libraire et les éditions Stock » au dos avait été rayée au feutre noir indélébile. À Vent d’Ouest, j’ai acheté cinq livres d’art pour cent francs : Rouault, Miró, Derain, Manet et Géricault. La collection n’est pas formidable, mais à ce prix, j’aurais eu tort de me priver. Pour finir, sur le chemin du retour, je n’ai pu me retenir de jeter un œil aux bacs à 10 F d’un disquaire d’occasion, et j’en ai acheté six :

— un concerto pour piano de Beethoven,

— un album de Combustible Edison, groupe de néo-easy listening récent,

— un album de Hüsker Dü,

— un de Poi dog Pondering, de la fin des années 80, un groupe qu’à l’époque je désirais beaucoup écouter (ça a l’air d’être une sorte de folk assez banal en fait — moi qui croyais que c’était du style Polvo : confusion phonétique sans doute),

Myth des Becketts, groupe dont j’avais beaucoup aimé le premier mini-album en 89, mais qui s’était révélé très décevant par la suite (celui-là semble correct — je ne crois pas d’ailleurs qu’ils en aient fait d’autre après celui-ci, qui date de 1992),

— un album de McCarthy de 1989, le groupe de Tim Gane avant Stereolab, à mon avis scandaleusement sous-estimé ; une pop à guitare revendicative et vitaminée qui m’a replongée illico dix ans en arrière avec un plaisir tout à fait proustien.

Rentré préparer un curry thaï. Puis Florence est venue passer une petite heure.

Après neuf heures à l’endroit habituel, rejoindre Ermold, l’inévitable, Serge Loiseau et sa femme, un Bruno Richard plein de recul face à la folie de ses amis — puis le fameux Jolicœur, encore une fois plein de bons plans (cette fois pour Ermold : des lettres de Jacques Vaché qui seraient bientôt mises sur le marché à Nantes. J’ai un peu ri de ce fétichisme ; mais Ermold a soutenu qu’on était tous fétichistes. Si l’existence est sans raison, il faut bien s’occuper, en bref. Je me suis fait chambrer. Passé ensuite chez Loïc et Coline, où je me suis laissé embarquer à jouer quelques tours de cartes pour aider Jenny qui ne connaissait pas le jeu : j’avais accepté d’aller boire un verre avec Florence et une de ses amies maintenant rare, mais ça ne s’est pas fait. Vers une heure, passé sous ses fenêtres, et elle m’a lancé la clef. Elle était très désirable ; déjà en vêtement de nuit, elle feuilletait un numéro de Elle. Parti vers deux, avec la promesse que j’irai demain me promener avec elles au Jardin des plantes : preuve que je suis un peu trop gentil, puisque je déteste me promener. Pour Loïc, le problème de Florence, c’est qu’elle n’arrive pas à oublier son ex Le-Chanteur ; tous les autres garçons lui paraissent moins bien en comparaison. Ce n’est pas agréable de le penser, mais juste sans doute, et je l’ai pensé moi-même ; elle me permet de rejuger des situations anodines sur le moment. Même si je ne comprends pas bien son amour feu de paille. Alors que je m’apprêtais à partir tout en en reculant l’instant et que nous discutions dans le couloir de l’entrée, elle a pris soudain à la patère un vêtement que j’ai vite reconnu avec déplaisir comme le manteau du Chanteur, fameux manteau de velours marron à grosses côtes, tout droit sorti des années 70 comme le reste de ses tenues, et l’a brandi devant mes yeux l’air émerveillé : « Tu vois, x a mis ce manteau pour la photo de pochette de son album… » — x, une star d’autrefois pour qui il a écrit un album ; Florence parle des célébrités qu’elle aime en ne donnant que leur prénom : ça m’a toujours horripilé. C’est ainsi qu’il y a John, Paul, Ricky, Chet ou Brian (Ferry ou Wilson, selon les cas), et j’en oublie. Elle a eu beau ensuite protester de sa non-attirance pour les lumières, comment continuer de la croire ? (« Mais ce sont des gens qui me font rêver »).  En tout cas, elle arrive bien à jouer de cette incapacité à oublier qui ne supporte pas la solitude, en continuant d’enjôler les garçons qu’elle a quittés, elle a le beurre et l’argent du beurre, et je me laisse avoir comme un benêt. Ça me semble aussi touchant, si je regarde les choses avec assez de détachement (et je n’en suis pas complètement incapable).