Mardi 18 avril 2000, Nantes

Deux heures et quart du matin. Pas de nouvelles de Florence Lemoine, alors que j’ai vu de la lumière à ses fenêtres vers neuf heures (et elle avait dit qu’elle m’appellerait une fois rentrée — elle a dû trouver un nouveau béguin ; sans cela, elle ne serait pas restée aussi longtemps à Paris, elle qui déteste « envahir les autres »).

Une bien mauvaise journée, où j’ai travaillé à 20% de mes capacités au mieux ; je suis même sorti acheter des disques : l’œuvre orchestral d’Érik Satie, un best of de Buffalo Springfield (les deux à pas cher), et deux albums récents, ceux de Herman Düne et de Pinback, deux groupes, l’un plutôt suédois et l’autre américain qui donnent dans le folk moderne — quelque part du côté de Will Oldham, Daniel Johnston, ou d’un Calexico qui connaîtrait l’électronique (pour le second) ; mais pas eu le temps de les écouter au-delà de quelques morceaux ; je ne suis pas sûr de ne pas être déçu — ce ne serait pas la première fois. Également terminé La Capitale, d’Eça de Queirós, vautré sur mon lit à la défaveur d’une crise d’angoisse face à mon travail. Un roman qui vaut largement ses confrères français de la même époque (environ 1880, mais il ne fut publié qu’à titre posthume, Eça de Queirós étant mort en 1900[1]), même s’il succombe trop à la tentation de truffer son déroulement de mots français qui donnent trop l’image d’un roman dépendant de ses modèles ; une sorte de Bel Ami à l’envers, un type qui rate tout ce qu’il tente, ne trouve sa place nulle part, ne cesse de se faire utiliser par le premier venu, et retourne humilié et déçu dans sa petite ville de province. L’histoire d’un pauvre gars plein de rêves qu’il ne réalisera jamais : pas étonnant que je m’y sois retrouvé. Même la fin est très bien (un gros critère de qualité d’après moi), une scène au cimetière de la petite ville, pleine d’un panthéisme très désabusé, et qui s’achève sur une pirouette humoristique tout à fait moderne, puisqu’on y parle de lapins de clapier dans la dernière phrase.

Vers neuf heures, après que Matt soit passé prendre ses CD pour le Printemps de Bourges, au Flesselles discuter des images pour le flyer (qui commence à presser) ; Ermold a trouvé quelques idées supplémentaires intéressantes — on est tout de même un peu sec — mais il était en compagnie de Marc Ausone et Nicole, sa copine, ainsi que du copain de la graphiste que je dois contacter : les jeux de mots et les prétendus traits d’esprit fusaient, et je ne me sentais pas trop à mon aise. Pour ne pas faire mauvaise figure, alors que je comptais rentrer travailler sans plus de cérémonie, je les ai suivis à l’Atomixeur, et j’ai commencé à boire : trois bières et deux margaritas au final (avec de dépensé l’argent en conséquence) ; joué au flipper —sans envie, et d’ailleurs, j’étais nul — avec Marc, Nicole et la fameuse Béa Zouzou, la-starlette-des-comptoirs, qui a dû se replier sur nous lorsque sa compagnie lui a fait faux bond — une pauvre fille qui se la joue beaucoup (d’autant plus maintenant qu’elle est apparue dans un clip du chanteur-célèbre, etc.), un peu pathétique, vulgaire et pas bien maligne. Sans la connaître personnellement, je la détestais, jusqu’à ce que Florence me fasse remarquer que c’était surtout une victime. Mais elle n’a pas prêté grande attention à moi, je ne suis rien ; et pas sûr qu’on se salue même à la prochaine occasion – je le dis, parce que je sais pertinemment qu’on ne le fera pas. Timidité et manque d’intérêt aidant. Timidité est un mot trop faible pour exprimer ce qui me tue ; depuis quelques temps je m’en rends compte (VidéOzone aidant, vu que je suis parfaitement incompétent) ; je suis mal à l’aise à peu près partout hors de mon milieu de base – et encore ; je ne sais pas quoi dire, je me sens de trop, et c’est jusqu’à une course à la boulangerie ou au bureau de tabac qui m’étreignent presque d’angoisse parfois. Je dois me forcer, respirer un bon coup pour compenser les battements de mon cœur et ne pas trop bafouiller – bref, c’est ne pas être naturel pour deux sous. D’ailleurs je repère bien tout ça dans la difficulté constante à m’intégrer à un groupe. Ce soir, combien de fois ai-je dû manœuvrer pour contourner la personne venue me tourner le dos, essayer de me remettre à flot, sans réussir à accaparer l’attention un minimum – et pour dire ou faire quoi, de toute façon ? J’ai à peu près tout le temps l’impression d’être un enfant qui n’arrive pas à intégrer le cercle des grandes personnes – qui ne s’en sent même pas vraiment le droit, malgré le désir qu’il a de le faire.

Terminé en rejoignant Ermold en grande conversation avec l’écrivain (de Minuit) Patrick Deville — la caricature de l’écrivain qui a (eu ?) un peu de succès (un de ceux que je devais contourner pour qu’il cesse de me tourner le dos un peu plus tôt). Je les ai surtout écoutés parler. C’était instructif, on va dire — ou amusant lorsque l’écrivain dressait un portrait ultra romantique de Nathalie Richardeau, dont il fut l’amant lui aussi, et qu’Ermold ne bronchait pas. J’en ai tant entendu que je ne m’étonne plus de rien ; et ce brave Ermold est une girouette, capable de tout pour plaire (il fallait voir comment il a scotché Deville dès que celui-ci est arrivé, délaissant complètement notre compagnie[2]. J’espère que je saurai me souvenir de quelques-uns de leurs propos si un jour j’écris à mon tour, il y avait largement matière à un ou deux bons portraits. En tout cas, un nouveau pas sur le chemin de mon échec. Parce que je sais bien ce que sera demain.

[1] À l’époque, il était consul du Portugal à Paris.

[2] Qui perdait dès lors son seul élément fédérateur, celui qui parle fort et raconte des conneries comme si elles sortaient toutes seules de sa bouche. Cela étant, je ne veux pas laisser entendre qu’il ne le connaît pas ; il le connaît visiblement, et bien, et il n’y avait donc là rien que de très normal (j’aurais fait la même chose). Et puis il y avait Nathalie : elle et lui ne cessent de se tourner autour dès qu’ils sont en présence (de manière assez gratuite au moins pour Ermold).