Samedi 22 avril 2000, Nantes

Inexistant avant dix-sept heures. Réunion pour scopic/haptic[1] avec Kinexperience, puis Sébastien et Fabrice d’ACphale, les deux têtes méridionales du groupe – qui n’est donc pas si acéphale que ça, c’est comme la démocratie dans VidéOzone. On va garder leur projet de jouer chacun dans une pièce séparée de l’espace, pour notre performance vidéo/musique. Visité le lieu de fond en comble, pensé aux endroits où placer des cloisons (des cimaises, on dit dans les musées — ça fait mieux), défini la destination des espaces, mesuré, etc. sous l’œil de Jolicœur, qui nous tournicotait autour, les bras croisés sur la poitrine d’un petit manteau râpé et trop serré pour sa carrure. Je me sentais encore brumeux, et ne les ai pas suivis au vernissage où ils ont tous filé ensuite. Rentré, appelé Florence, qui a fini par accepter ma proposition de manger des sushis et des sashimis (ça la gêne horriblement de « se faire payer quelque chose par quelqu’un », c’est son expression crue – peut-être parce qu’elle a peur d’être achetée ; je l’ai invitée, comme elle n’a pas d’argent, mais il a fallu insister). Je les ai pris au Tôkyô en face de chez elle avant de sonner[2] pour qu’elle me lance la clef de la porte de l’immeuble par la fenêtre. Nous avons écouté des vinyles d’Errol Garner qu’elle vient d’acheter pour 10 F, et le jeu souvent romantique du pianiste s’accordait à merveille à notre état d’esprit, qui s’accommodait de peu de mots, de longs silences perdus dans le vague. Pour une fois elle se tenait assise avec négligence, sans ces mouvements quasi-convulsifs pour ramener à tout moment sa jupe pour cacher ses genoux. Il me faudra me contenter de ces instants volés d’intimité ; mais un peu d’amour est passé. C’est une des personnes les plus étonnantes qui soient, et difficile à cerner. C’est son charme ; le charme multiple, et parfois repoussoir, de Florence Lemoine. Ça ne donnera rien de plus que mes précédents amours malheureux, mais je l’aurai au moins mieux connue, et j’aurai partagé de vrais moments avec elle – pas si malheureux que ça, donc. Parlé de mon désir d’écrire, auquel selon elle il faudrait tout sacrifier, laisser tomber cette thèse qui m’épuise, et quasiment me détruit (ces derniers jours sur les rapports de la grammaire générative avec la logique formelle ont été une nouvelle souffrance – comment pourrais-je devenir en deux coups de cuiller à pot spécialiste d’un truc aussi abscons que la logique ?). Pour elle, si « Philippe » et « Dominique » ont réussi, ce n’est qu’à force de travail, parce qu’ils étaient animés par un désir à toute épreuve – malgré le fait que ce qu’ils faisaient l’un comme l’autre à leurs débuts était « mauvais ; nul, même ». Je ne crois pas avoir en moi un désir aussi fort. Et laisser tomber ma thèse, outre que ma crainte médiocrement bourgeoise de la précarité s’en angoisse, ne serait sans doute qu’un premier abandon.

Puis chez Loïc et Coline, avec qui Joris et Stéphanie jouaient aux cartes ; resté tard, tous fumant, et fini sur une discussion serrée sur ce que nous pouvons tolérer des valeurs culturelles des autres. Loïc m’a prêté Le Sacre du printemps de Stravinsky, et un disque de pièces pour quatuor à cordes de Webern par le quatuor Alban Berg ; il est heureux de répondre à ma demande d’instruction, et il m’a expliqué de long en large pourquoi Webern était une figure incontournable de la musique du XXe siècle — qu’il place plus haut que Schœnberg parce qu’il a commencé avant et que sa musique a su être moins froidement intellectuelle. Dans mon lit, je me suis concentré sur les Fünf Sätze für Streichquartett, opus 5, et la violence du premier mouvement déjà m’accroche — mais ce n’est pas pour moi une musique si difficile que ça à appréhender.

[1] C’est le nom qu’« on » a finalement choisi. Je ne suis pas bien convaincu, mais Ermold a rejeté tout ce que j’avais proposé, on je me dit qu’on a échappé à pire avec certaines de ses autres idées. C’est vraiment difficile d’exister avec lui.

[2] Quatre ou cinq fois à la suite, pour qu’elle sache que c’était moi (sans ça elle n’ouvre pas) ; je me suis cassé le nez une fois – même si elle a dit qu’elle aurait ouvert si elle avait su que c’était moi.