Jeudi 4 mai 2000, Nantes

Ce matin lorsque le réveil a sonné à huit heures, je rêvais ; je ne me souviens plus de quoi, mais je rêvais. D’habitude, je bondis embrumé sur le réveil et l’éteint pour me rendormir aussitôt une heure ou deux. Mais là, comme si un commutateur avait été poussé, je me suis retrouvé submergé d’un coup par le raz-de-marée de ma défaite d’hier — ou de mon sentiment profond de défaite, absolu. Et j’ai tourné, tourné dans mon lit, incapable de retrouver le sommeil, le corps entier torturé par la douleur de Florence. Déjà hier soir, ces pensées amères me couraient en rond dans le crâne, et vers trois heures j’avais dû me relever pour fumer, et boire à grandes gorgées au goulot de la bouteille de rhum Negrita dans le placard de la cuisine — les seules drogues que je possède. Le placard sous l’évier, où sont remisées les bouteilles d’huile poisseuses, un fond de vinaigre — à l’image de la médiocrité accablante dont je me sentais envahi. Et ça n’avait pas amélioré les choses, j’avais continué de me retourner un bon moment sur les oreillers, avec pour seule envie celle de tuer, ou de me planter un bambou effilé dans le ventre. Et qu’on en finisse avec cette souffrance à laquelle je ne voyais nulle issue. Ce matin, je ne me suis pas levé pour boire, je n’en suis pas à cette extrémité, j’ai trop conscience du danger — et de tout ce que j’ai à faire en ce moment (même s’il est vraisemblable que je ne travaillerai pas une minute aujourd’hui, puisqu’il est déjà seize heures). J’ai fini par me rendormir, dans la bouche le goût de faiblesse totale du sommeil du matin. J’ai à nouveau rêvé. J’étais à une sorte de festival à l’Olympic — mais qui n’avait rien à voir avec l’Olympic, il y avait un jardin derrière où nous avions tous été invités à aller parce que les concerts avaient pris du retard pour une raison que je ne rappelle plus. Il y avait Florence et Joris, c’est avec eux que j’étais venu ; je crois que je n’étais plus avec Florence, Mais c’était comme dans les semaines après notre séparation[1]. Un moment, nous étions dans l’entrée de la salle, et Florence venait de découvrir quelqu’un qu’elle connaissait, un grand garçon aux cheveux blonds roux coupés courts et un peu bouclés ; elle était allée vers lui, mais visiblement, craignait qu’il ne la drague. Alors, dans un de ces mouvements rieurs qui est son habitude, elle s’est retournée vers Joris et moi, et au milieu d’une phrase, dit quelque chose comme « il faut que j’en parle à mon “mari”… ». Mais c’est de Joris qu’elle parlait, elle vint lui prendre amoureusement le bras. Et par là même je découvrais qu’ils étaient ensemble, et que je n’en savais rien.

Dans le rêve, ce fut un choc terrible, et je me suis éveillé peu après sans y croire, mais sans non plus pouvoir m’en remettre. Une fois levé, au fond de l’abattement et ne pouvant (comme j’ai dit) me résoudre à boire, je me suis plongé dans des sites porno sur internet, autre dérivatif de la médiocrité ultime, furieusement pris de l’envie de me masturber. Mais je n’en ai rien fait, je suis allé prendre une longue douche, et j’ai essayé, péniblement, d’avaler quelque chose pour le déjeuner (manger me dégoûte quand je vais mal). Je vis un des pires moments de mon existence, je n’étais presque jamais tombé aussi bas que ce matin, avec cette douleur incessante qui me taraudait, depuis le 18 mars.

Je revis le parcours classique que j’ai déjà vécu quatre ou cinq fois avant, chaque fois que j’ai été amoureux et que je n’ai pas su en faire quelque chose de bien ; avec Laure, avec Armelle au lycée (quel horrible souvenir ; il me taraude encore), Stéphanie, Bambi, Sarah — pour prendre les choses dans l’ordre chronologique. Bref, c’est un grand classique de ces pages. Si au moins c’était de la bonne littérature, ce serait déjà quelque chose : mais c’est tellement difficile à vivre ! Pour ce qui est de cette histoire avec Florence, de cette petite nouvelle qui cause la recrudescence de mon désespoir, je crois que je préfère encore savoir plutôt que tout se sache derrière mon dos (j’ai bien envie de travailler un peu Sylvia lorsque je la verrai, tout en sachant que je n’en ferai certainement rien le moment venu), pour ne pas être encore une fois le dindon de la farce : ça me donne moins d’illusions sur la nature humaine — et sur celle des filles en particulier[2]. Je le prends comme une nouvelle traîtrise. Mais si je savais agir ou penser autrement (les deux font la paire), tout pourrait être différent. Après tout, c’est chose normale que les garçons et les filles se quittent, et le monde, même celui qui est à l’intérieur de nous, ne va pas pour autant s’en arrêter de tourner — il y a l’extérieur pour nous soutenir, comme de multiples béquilles ; les amis ; le travail ; les nécessités les plus quotidiennes. Même si toute capacité à tracer des perspectives, à former le moindre projet, semble s’être évanouie (et s’est évanouie, de fait). Avec moins d’orgueil, plus d’insouciance, moins de cette effroyable lourdeur, tout se passerait mieux — et même, c’est moi qui l’aurais fait souffrir. Ah, comme je souhaiterais la faire souffrir à mon tour ! Son comportement est étrange encore, peut-être à cause de mes réactions à fleur de peau, sentimentales : puisque tout est fini, puisqu’elle sait tourner la page aussi vite qu’elle s’amourache, pourquoi éprouver le besoin de me cacher quoi que ce soit ? Elle a tout de même bien dû comprendre que je savais pour sa nouvelle lubie[3] – elle a coupé court à toute question (« Ne parlons pas de ma vie privée. ») : pourquoi vouloir continuer de faire semblant ?

Mais Florence n’est finalement que pour bien peu dans cette histoire. La Florence Lemoine réelle — parce qu’elle est bien réelle, malgré les mystères dont elle s’entoure, en partie sans le vouloir peut-être. Il suffit de se replonger dans les pages écrites entre le 19 janvier et le 29 mars pour voir que ma relation avec elle, c’était loin d’être le paradis ; que même si je voulais que ça se passe bien entre nous (mais je ne l’ai même pas toujours voulu, puisque maintes fois j’ai failli claquer la porte). Ça posait presque autant de problèmes que ça ne procurait de plaisir. Ce n’est donc pas elle que je peux regretter avec autant d’acharnement. Il y a de l’attachement qui subsiste, comme elle le supposait jeudi dernier ; mais il y a autre chose en moi qui me fait réagir de la sorte. Je ne sais pas quoi. Il faut que je trouve, sinon je ne m’en sortirai jamais ; après elle — et après le temps de latence nécessaire pendant lequel je ne connaîtrai aucune autre fille — ça recommencera avec une autre. Et ça ne peut plus durer. Exit Florence Lemoine-mon-amour. Exit par la même occasion toute cette merde.

Quelques mots, qui auraient dû trouver leur place avant ce dernier paragraphe :

         « Le désir du créateur ne peut être satisfait que par sa création. Jamais par la vie, qui exige tellement de compromis, d’à-peu-près, de limitations pour être heureux. »

« C’est facile de donner l’illusion de l’amour. L’autre vous y aide. »

« La joie que l’on tire des petites choses est notre seule arme contre le tragique de la vie. »

« Après ses discussions avec Emil ou avec d’autres, Henry me revient abattu, pessimiste, et je demeure indifférente aux problèmes du monde, cherchant à préserver un bonheur au jour le jour. Les autres sont à l’affût de cette dévastation extérieure, parce qu’elle constitue un bon prétexte pour accepter leur désintégration intérieure. »

Lignes trouvées chez Anaïs Nin ; j’aurais pu les trouver chez de nombreux autres, elles n’ont rien d’extraordinaire. Mais c’est elle que j’ai lu hier avant de chercher à dormir, et ses mots me sont une aide — même maigre.

[1] Ça me gêne presque d’écrire ça maintenant, tant nous avons été peu « ensemble » ; il me semble que ça perd de plus en plus toute réalité, qu’il n’y a plus là que du fantasme. Du fantasme malheureux.

[2] À moins qu’il ne faille dire : sur les réactions que ne peut manquer de provoquer mon attitude. Ce serait peut-être plus juste.

[3] Tant pis, je me répète, mais c’est peut-être le seul moyen de vider mon sac, et même si c’est chiant à lire, c’est aussi à ça que ces pages servent (et de toute façon, seront-elles jamais lues par qui que ce soit ?). Mais je suis tellement superstitieux que j’ai peur que le simple fait d’écrire que j’espère que ça ne va pas durer, qu’elle va se planter et en prendre plein la gueule, conduise à ce qu’il se passe le contraire, qu’elle reste, qu’elle soit heureuse avec ce type, et que lui aussi — me volant en quelque sorte le bonheur que je voulais avoir avec elle. Parce que les deux sont possibles, et je n’en peux rien savoir, surtout qu’elle m’en cache les moindres aspects.