Mardi 30 mai 2000, Nantes

Avant-dernière journée de cours à Saint-Nazaire, sous un crachin persistant et glacé pour quoi ma tenue n’était pas adaptée. La plupart des cours écourtés parce que je n’ai rien prévu de dire. Le directeur du département m’annonce que c’est bon pour l’année prochaine, je suis repris. Je préfère tout de même attendre d’avoir en main le papier officiel ; par superstition. À 21h rendez-vous chez le docteur Moreau, heure très inhabituelle — remplacement de vendredi que j’avais dû annuler à cause de « scopic/haptic ». Attendu longtemps d’être introduit dans son cabinet, dans la salle attenante au stores baissés. Parlé d’une voix lasse de cette impossibilité à me représenter en adulte, de cette idée que tout interlocuteur est en quelque sorte mon père ou ma mère — une explication de ce qu’on appelle communément la « timidité ». Comment s’en détacher ? Il y a peut-être d’abord à comprendre que devenir adulte ne signifie pas nécessairement abandonner tous ses rêves de façon un peu nihiliste ou désabusée (pente que j’ai tendance à prendre, sous la mauvaise influence d’Ermold, qui lui-même doit bien lutter pour que les autres ne réussissent pas là où il échoue — moi en particulier, le « petit Balogh », comme ils me surnomment parfois de façon détestable).

En sortant, j’ai encore essayé de joindre Ermold pour qu’on discute les modalités de la venue de Sam, sans succès ; je suis passé chez Joris, qui attendait Bérengère et Cédric pour aller prendre un verre rapide. Pour moi ça a même été très rapide, puisque j’avais eu un message de Florence également, m’indiquant qu’elle arrivait de Paris à minuit douze, et que c’était en fait la seule chose sur laquelle je comptais, et qui me faisait hésiter à sortir (j’étais déjà ennuyé qu’elle ne soit tombée que sur mon répondeur). Du hall d’arrivée, placé au haut des escaliers, je l’ai vu peu à peu apparaître, ses vieilles tennis trop grandes, puis ses jambes sans grâce, et une robe très courte bleu marine. Elle avait l’air très fatiguée, et les yeux comme perdus qu’elle montre quand elle est dans ce genre d’état. Je ne l’ai pas trouvée jolie, mais son drôle de sourire m’a vite reconquis, et j’ai pensé que j’avais eu raison d’aller la chercher. Pas de contact physique entre nous, ce qui devait sonner un peu bizarre, puisque je venais la chercher à sa descente du train comme on vient attendre une amoureuse (chose que je n’ai tellement pas su faire lorsque Stéphanie et moi étions encore ensemble, à la fin. Je dois bien, maintenant, ce genre de sacrifice). Dans la nuit humide, jusque chez moi d’un bon pas ; elle voulait parler à quelqu’un — peut-être pas à moi en particulier — de ses problèmes d’appartement : elle ne pourra emménager dans celui qu’elle a pris que le 15 juin, peut-être plus tard encore, et en est désemparée. Elle se sent déracinée. Elle m’a aussi raconté avoir rêvé qu’un guitariste nantais de ses amis s’était suicidé, et quand je lui ai dit qu’il ne fallait pas prendre les rêves au pied de la lettre, que le garçon en question était peut-être là pour une fonction bien précise plutôt que pour lui-même, elle a soudain pris un air entendu, chargé de tristesse. J’avais dit : musicien, par exemple. Ses histoires avec son guitariste continuent de la perturber : je m’en doutais[1]. Elle venait juste de dire qu’elle avait aussi rêvé que le-chanteur-célèbre était mort, et qu’elle l’avait ensuite appelé pour se rassurer : il fallait y voir une image de cette ultime séparation (à ses yeux) que constitue la séparation des biens derniers — preuve qu’elle n’est pas détachée du tout : je ne suis pas loin de lui en arracher l’aveu.

Chez moi, elle a voulu monter, et je comptais de toute façon l’inviter. Bu un thé et parlé en écoutant les Village Vanguard Sessions de Coltrane, qu’elle déteste parce que c’est trop dur. Puis je l’ai raccompagnée. Il était déjà tard ; mes compagnons de boissons étaient occupés à s’y adonner à l’Atomixeur, je l’ai su ensuite. Fin de soirée minable ; j’ai allumé l’ordinateur pour écrire, mais je me suis laissé tenter par les sites de cul sur internet, que j’ai regardé pendant presque une heure. Mon rapport à la réalité est trop difficile…

[1] Moi, à côté, je suis un chien qui peut crever. Si je suis vraiment un ami (ce dont je ne suis pas bien sûr), c’est autre chose. Malgré le gros pincement au cœur de songer que le sien est empli de quelqu’un d’autre. C’est en ça aussi que je ne sais pas si nous sommes vraiment amis : de mon côté, ce n’est pas clair, mais je ne crois pas que cela le soit plus du sien — sauf que l’hésitation doit être, en elle, entre l’ami et une simple béquille pour un moment difficile : ça, seul l’avenir le jugera — par exemple si elle réitère l’invitation à aller la voir à Paris qu’elle m’a lancé ce soir.