Samedi 17 juin 2000, Nantes

Ce soir, dîner avec Florence. Rapide, comme toujours avec elle. Une chaleur extraordinaire dans la ville, bondée dans le centre, et vide dès qu’on s’en éloignait un peu, dans le soir qui tombait peu à peu dans des teintes violettes. Après l’avoir laissée à l’orée de l’avenue Camus — j’avais tenu à la raccompagner jusque-là, et nous étions restés un bon moment encore à discuter — je l’ai regardée longuement partir sur son vélo, ajustant tant bien que mal sur une selle qui ne tenait pas très bien ses bonnes fesses moulées dans une robe aux broderies de fleurs roses ; puis chez Philippe et Manue finir la soirée. Apéritif dans la cour, auquel ils avaient convié notre cercle habituel, mais qui s’est éternisé jusqu’à trois heures du matin passées. Mathieux, je ne sais pourquoi, s’est mis à dresser un portrait détaillé de moi, comme quoi j’avais été un gros loser jusqu’à il y a un mois, mais que maintenant j’étais en passe de devenir « le king de Nantes ». C’était flatteur de se voir ainsi tresser des lauriers, mais très gênant, vue la situation — d’autant plus que ça me semblait tout à fait injustifié. J’ai d’ailleurs eu le loisir de montrer qu’il se trompait par diverses maladresses au cours de la conversation, liées au fait que deux demoiselles présentes étaient lesbiennes et que je ne le savais pas (du moins moi, je me suis rendu compte après les avoir faites de ces maladresses ; j’ai tenu quelques propos lestes sur l’homosexualité — dont sur Guillaume Dustan —, peut-être déplacés). Débats virulents sur la science, puis, sur la politique. Comme souvent en présence d’Alex, le copain de la sœur de Stéphanie, avec qui la controverse vient vite, puisqu’il se définit comme libéral. Amusant de le voir se récrier si on lui disait qu’il tenait, à tel ou tel moment, des positions de gauche ; dans mon milieu, c’est le contraire qui fait frémir. Une atmosphère d’intelligence. Avec Florence, je n’avais bu que de l’eau, puisqu’elle ne touche pas à l’alcool ; mais j’ai fini par baigner dans un léger état d’ivresse à force de boire des bières.

Elle n’a sonné chez moi qu’avec retard, à cause de son déménagement qu’elle prépare pour demain ; je savais donc que nous ne nous verrions que peu d’heures, malheureusement. Elles sont loin, ces nuits où nous restions les yeux dans les yeux jusqu’au matin sans pouvoir nous détacher l’un de l’autre ! Mieux vaut d’ailleurs que ce type de situation ne se reproduise pas trop, que de mauvaises idées ne viennent pas submerger ma raison. Je ne sais pas si j’en aurais envie vraiment, mais je sais trop également que je ne saurai faire autrement que de m’y abandonner. Comme les discours sont codés, d’ailleurs. Nombre de fois passaient dans nos propos des allusions claires à notre relation présente, des protestations d’amitié trop belles pour être vraies, des assurances d’intégrité. Mais un attachement entre anciens amants peut-il être vierge de toute ombre du passé ? J’en doute. À nouveau elle avait l’air fatiguée, le teint trop blanc, un peu luisant, et la voix cassée, abaissée de deux tons dans les graves, et voilée ; un refroidissement, a-t-elle dit ; mais à l’évocation de ses traits tirés presque tout le mois, mon cœur a bondi lorsqu’elle en a donné comme raison la relation compliquée avec « ce garçon avec qui elle était ». Ma jalousie n’a fait qu’un tour. A-t-elle au moins connu les mêmes affres avec moi ? Le voit-elle encore ? A-t-il donc tenu place si importante ? C’est idiot, si elle me voit, c’est que je compte encore, même si c’est d’une autre manière[1] — de la même façon qu’elle compte pour moi, quoique je ne sache pas bien à quel titre. Nous sommes passés chez Melpomène, qui se préparait à partir à un barbecue à Zola, et a cherché à nous convaincre de les accompagner : j’ai tremblé que Florence accepte, que nous ne puissions être seuls l’un avec l’autre. En dînant, nous avons évoqué nos maladresses, son impulsivité, sa naïveté ; choses chez elle à la fois charmantes et insupportables, dont l’évocation allait bien au-delà de la situation présente ; elle le nierait, mais notre histoire est présente dans le moindre de nos mots — ou du moins une trame étrange qui la comprend : il y a déjà tellement longtemps que nous avons été ensemble que ça en a perdu beaucoup de sa réalité. Impression d’être amoureux d’elle d’un amour sans issue, puisque je ne veux pas le vivre à nouveau. Mais le trouble de ce sentiment est bien là ; sinon, pourquoi aurais-je fait ensuite la fine bouche pour révéler à mes amis où j’étais et avec qui ? Ça n’a pas trompé une seconde ce salaud de Joris[2], il avait tout de suite compris, lorsque je lui avais dit simplement que je serai absent en début de soirée.

Son emploi de discothécaire est en fait bien moins assuré que ce qu’elle croyait l’autre jour ; elle n’est pas la seule candidate, et n’est pas sûre d’avoir fait bonne impression (qui plus est, ils cherchent — comme tous — quelqu’un d’expérimenté).

[1] Franchement, j’ai du mal, parfois, à comprendre ce qui la lie à moi maintenant.

[2] Il a un rapport compliqué au fait que je puisse être amoureux ; en général, mais peut-être à Florence surtout.