Mardi 20 juin 2000, Nantes

La lecture d’Anaïs Nin (j’arrive à la fin du volume) m’a fait me ressouvenir des paroles de Florence : avoir du courage, travailler. Ne pas se poser de questions. Mais c’est pour moi entrer véritablement en résistance contre moi-même, devenir dur, sans pitié pour la faiblesse — et je sais trop de ce qu’il en est de ma force morale. Elle n’est pas bien grande. Je comptais rentrer travailler après la projection d’Alphaville (déjà une entorse, mais je n’avais encore jamais vu ce film : ma culture est des plus parcellaires, et j’en conçois trop souvent de l’infériorité[1]), mais c’était sans compter la réunion impromptue à propos de l’expo de Marion Lachaise : résultat, je suis rentré après minuit. Donc inutile de penser s’y mettre.

Il paraît qu’Éric Troncy veut faire jouer le pathétique « groupe « de Gretschen, la copine de Bohémond, avec ses deux chansons et ½. On atteint vraiment le sommet du n’importe quoi (et du copinage).

Alphaville. Film intéressant ; daté pour son propos sur la logique, sur la possibilité de gérer le monde et les hommes en calculant les conséquences des actions sur un ordinateur géant, avec Lemmy Caution qui croit au contraire aux données immédiates de la conscience et se bat pour la poésie[2] : c’était tout à fait cohérent avec l’état de la réflexion à l’époque, mais aujourd’hui, les choses ne seraient plus formulées ainsi, on est beaucoup plus dans un questionnement de la génétique, ou des choses de ce genre — par ailleurs, l’un comme l’autre sont des discours erronés sur l’homme, mais c’est un autre débat. Très marqué par ses années 60 pour l’analyse du totalitarisme, mais ça reste pertinent pour aujourd’hui[3] ; comme son analyse du monde technique, au demeurant très heideggerienne (il m’a semblé reconnaître certaines de ses déclarations à peine démarquées dans les répliques). Godard est à ce sujet très ambivalent : la crainte d’une aliénation par les outils moderne ne se départit pas d’une intense fascination pour l’architecture des villes contemporaines, qui devient avec sa caméra une magnifique matière plastique, propice à la géométrie la plus rigide comme aux mouvements presque kaléidoscopiques (qui rappellent un certain cinéma expérimental américain de la même époque — je ne me rappelle plus les noms). Nombreuses références au cinéma américain : l’ambiance du film noir, outrée par les jeux d’éclairage — qui parfois se montrent de façon explicite comme pour en dévoiler les mécanismes, par exemple dans cette scène entre Lemmy Caution et un vieil espion ravagé, où chacun à son tour balance l’ampoule électrique qui éclaire le couloir minuscule, pendue au bout de son fil ; le mélo dans toute sa splendeur (la scène finale) ; Hitchcock — certains décors, ainsi que la façon dont ils sont filmés m’ont évoqués des trucs comme les scènes à l’Unesco dans La Mort aux trousses ; le polar, pour l’histoire au début incompréhensible — ce n’est pas pour rien que le protagoniste lit Le Grand sommeil de Chandler (mais ici surtout de Hawks, évidemment). Par ailleurs, l’ordinateur total qui gère Alphaville, a 60, peut être conçu comme une anticipation du Hal de 2001 ; aussi détestables que soient ses décisions, c’est encore un homme qui le contrôle : plus pour longtemps ! (mais là non plus, je n’adhère pas sans restrictions aux discours de ce genre). Le plus beau du film est sans doute sa qualité plastique, tant dans l’image, le jeu entre le noir et le blanc, le mouvement, presque chorégraphié[4], que dans l’utilisation du son : je la retiens comme d’une grande œuvre. La façon dont Godard utilise les décalages, dans une même scène, entre le son direct, la musique tonitruante, le silence bientôt rempli par une voix off ou par quelques sons de la scène isolés et choisis me fascine.

Florence ressemble à Anna Karina. Elle ne lui ressemble pas, mais elle lui ressemble, c’est presque la même. Pensé au disque que Katerine a écrit et composé pour elle cette année, à cette chanson qui dit que l’amour ne meurt jamais vraiment. Je ne sais pas si je pourrai lui parler de cette ressemblance.

[1] Alors que c’est simplement que je me laisse embarquer par les autres sur leur terrain — que ce soit avec Florence, avec Ermold, avec Jolicœur, avec Le Marteau et l’Enclume : je n’arrête pas ; sur le mien, j’ai des armes suffisantes pour en faire valoir. Mais ce n’est de toute façon pas la question. Je hais trop ceux qui érigent la culture en valeur absolue, ça n’a aucun sens (il y a, déjà, autant de cultures que de gens, et c’est d’une telle banalité de le dire que ça me gêne presque). La question est de savoir ce qui aide à vivre. D’une manière générale, la mienne m’aide, dans une faible mesure, mais qu’on ne peut pas étendre à l’infini sans doute (la culture qui sauverait, donnerait en elle-même une raison de vivre, c’est de la connerie) ; mais pour ce que je fais en ce moment, pour le milieu dans lequel je fraie parce que c’est celui qui me donne la vie, je suis nettement insuffisant. Que ce soit en jazz, en cinéma, en art vidéo et en art contemporain en général, dans les domaines de la pensée, c’est insuffisant. Je n’en suis pas à faire semblant de relire ou de revoir, je n’en ai même pas assez pour ça (les imbus d’eux-mêmes comme Bernard-Henri Lévy en sont toujours à relire Nietzsche, Heidegger ou qui sais-je encore) ; j’espère de toute façon que je ne dirai jamais ce genre de choses — même si le jeu social pousse parfois à ce qu’on exagère ce qu’on sait, et je ne m’en suis jamais privé. Enfin maintenant, j’essaie de moins le faire. J’ai quelques outils d’analyse, mais il me manque les données, pour résumer.

[2] Un propos également typique depuis longtemps de l’artiste qui se bat contre un monde qui ne lui convient pas. Cf. les réflexions de Baudelaire, Flaubert ou Verlaine sur leur siècle. Il est temps, à mon avis, de passer à autre chose maintenant. C’est bon, la naïveté.

[3] On enlève quelques plans un peu grotesques, comme celui sur un SS en caractères blancs sur fond noir — référentiellement l’indication de sous-sol par ailleurs.

[4] Ce qu’indique le ballet morbide des habitants d’Alphaville mourants qui se traînent dans les couloirs interminables à la fin.