Ce matin, encore une réunion avec Kinexperience : pour parler du projet du Cinématographe. Ermold le Noir n’est pas venu (j’étais prévenu dès hier soir, mais j’ai fait celui qui ne savait pas pourquoi il n’était pas là, je lui ai trouvé des prétextes — aussi parce que je pensais qu’il finirait par se décider. Tout a dû dépendre du nombre de verres qu’il a descendu hier soir). Au moins, j’ai pu avoir des informations claires, tranchées, parce qu’avec lui, ça part toujours dans tous les sens, et sur des petits sujets nantais qui ne m’intéressent pas forcément, loin de là. Sauf que d’un autre côté, je n’avais pas grand-chose à dire de bien précis, surtout à propos de programmation, et d’une manière générale de ce que VidéOzone fera l’an prochain. Je compte me désengager pas mal (de toute façon, je ne peux pas faire autrement, et cette fin d’année, j’ai un peu trop eu l’impression de me faire bouffer, d’avoir trouvé un nouveau père à qui j’ai du mal à dire non), et ensuite je ne connais aucun artiste à part ceux qu’on a programmés, et que je ne connaissais pas avant non plus. Ce qu’on a montré était intéressant, mais de façon générale, c’est plus la réussite des manifestations qui m’a motivé — la vidéo (ou pire les « nouveaux médias »), ça ne me passionne pas en soi : et de toute façon, j’y suis venu sans l’avoir choisi, comme ça m’est arrivé trop souvent dans l’existence ; c’est plutôt que je n’ai pas dit non, sans absolument savoir à quoi je m’engageais. Ça m’intéresse, mais certainement pas plus que le cinéma (« expérimental » ou pas), la musique, les arts plastiques de toutes les époques ou la littérature — où là, j’ai quelques compétences par moi-même, je ne dépends pas entièrement d’Ermold le Noir. Et puis, au-delà du côté mobilisant de la suractivité qu’il faut déployer pour la préparation d’une manifestation, le moins qu’on puisse dire est que je n’en ai pas connu les aspects les plus attractifs : ce qui, justement, touche à « l’art ». Donc je ne sais pas ce qu’on fera. Mais être l’éternel second du baron — puisque nous traînons la majeure partie du temps ensemble — m’horripile maintenant vraiment ; comme lui connaît tout le monde, a du bagout, ma réserve, à côté, passe pour de l’insignifiance (j’imagine) — surtout que nous ne frayons presque que dans des milieux qu’il avait bien balisés avant. Et dans ceux pour lesquels ce n’est pas le cas, l’idée qu’on puisse nous prendre pour un couple d’homos ne me fait pas beaucoup rire. J’ai fait le tour des soirées dans les bars, devenues effrayantes, à ratiociner les mêmes sujets de vieux garçons qui moisissent dans l’inaction, fourmillent de projets mirobolants comme des gamins de cinq ans. On pourrait presque entendre avant chaque énoncé d’une nouvelle idée le « quand je serai grand… » qui la réduit au néant — ou du moins la ramène à sa qualité de rêvasserie éveillée. Quand j’écoute Ermold déblatérer maintenant, je ne relève même plus, je le laisse parler… Il va arrêter la fac et monter une boîte de vidéo ; il va tout laisser tomber pour devenir chasseur de documents sur Jacques Vaché pour les collectionneurs (une belle idée, ma foi !…) ; il va gagner beaucoup d’argent ; il va rester directeur de la section et faire revenir Ferni par mutation ; il ne s’intéresse pas à l’argent ; il va acheter un bateau pour aller à la pêche ; il va se mettre à la littérature ; il va laisser tomber pour donner des cours sur le surréalisme en littérature ; il a raté sa vocation, qui était de devenir journaliste mais il n’est peut-être pas trop tard ; il veut tourner des films, il va se faire Lorraine, il va se faire Jenny mais ce n’est pas grave si je couche avec elle avant ; il va devenir président du CRDC ; il va faire du collectif un projet de dimension nationale ; il va demander un poste d’attaché culturel pour partir en Roumanie ; il va séduire sa collègue roumaine de Cluj ; il va devenir rédacteur en chef dans la start up de Marie-Charlotte[1] ; il va collaborer avec Beaubourg pour montrer des webmovies[2] (encore un plan de Marie-Charlotte : comme s’ils n’avaient pas assez de gens à Paris beaucoup plus compétents pour s’en occuper) ; il va écrire un bouquin sur la vidéo avec quelques pontes de ses copains ; etc. : il va toujours. Il serait erroné d’en faire un loser, vu le nombre de choses qu’il fait et la considération qu’il en tire (enfin là aussi, il se disperse beaucoup), mais il est presque toujours dans le virtuel, et c’est très fatigant. Ce ne sont que conversation de bistrot, lieu où il donne l’impression de passer l’essentiel de son temps — parce que tout le reste n’est que vanités.
Hier soir, je me suis encore fait avoir (par un coup de fil de Radulphe qui m’enjoignait de les retrouver), alors que je commençais juste à travailler à peu près bien[3], à trouver intéressants les rapports de la grammaire générative avec la logique formelle. Résultat je n’étais pas dedans, je n’ai guère fait qu’écouter les conversations — l’ambiance était molle en général. J’ai bu un Perrier et suis rentré avant onze heures, malgré les protestations : je ne vois pas bien ce que je serais restés faire ; la sociabilité a une valeur en soi, mais je n’en faisais pas preuve de beaucoup. Je me restreignais. Et j’ai réussi à travailler encore deux heures. Puis dans mon lit, j’ai pris par hasard un bouquin sur le Cercle de Vienne que je n’avais encore pas même parcouru, et j’y ai découvert des choses captivantes : que le cercle était loin d’être aussi uni que je ne l’imaginais, et que j’avais peut-être eu tort de tirer dessus à boulets rouges comme je l’ai fait. Le physicalisme d’Otto Neurath, avec son rejet de la vérité-correspondance, et cette idée que la science n’est que langage, sans qu’il y ait de critère de vérification dans des faits extérieurs, m’a paru proche de nos propres positions. J’avais dû passer un peu vite sur le terme même de physicalisme.
[1] Encore une dont on ne sait pas très bien dans quelle nébuleuse elle vit. Je n’ai plus aucun contact.
[2] Ça, on est censé les faire ensemble. « Bon, Balogh ! il faut que tu te spécialises un peu, il faut que tu te mettes sur les nouvelles technologies. Tiens, tu vas chercher des sites de webmovies, il faut qu’on arrive avec quelques références déjà… », voilà ce que j’ai entendu lundi soir.
[3] Aujourd’hui, ce sera pareil, puisqu’il est trois heures et demie et que je viens de me réveiller d’une sieste.