Lundi 14 août 2000, Nantes

dimanche 13 août 2000, Nantes,

22:35—00:10

                  Salut, dear old Clément !

      Je prends enfin le temps de t’écrire, mais, excuse m’en, ce sera sur l’ordinateur — ça va vraiment plus vite de taper ; c’est peut-être ça qui finira par tuer l’écriture à la main, c’est trop fatigant, ça prend bien plus de temps. Bon, c’est quand même une lettre ; reçue par la poste, c’est mieux qu’un mail (d’ailleurs, sur ce chapitre-là, même, on n’est pas très performants…). Il faut dire que de temps, je n’en ai pas beaucoup en ce moment — je sais que de ton côté c’est pareil — ou bien je ne sais pas m’en donner. Ce serait certainement plus juste de dire ça, mais d’un point de vue phénoménologique, comme on dit, ça revient au même. Ce n’est pas que ma thèse avance bien vite ; ça, non, l’été dernier au final, j’avais plus travaillé, et en tout cas avec plus de constance à ma table. Là, je n’arrive vraiment pas à m’y astreindre suffisamment (en même temps, j’en viens à des questions de physique et de philosophie des sciences, qui, pour n’en être pas moins compliquées, m’intéressent peut-être plus, ou du moins ont le mérite de la fraîcheur : vu le temps que j’ai passé à écrire les cent pages de mon chapitre précédent…). Ça avance, donc, mais c’est loin d’avancer assez vite, et il est déjà écrit que je vais passer une putain d’année de merde l’an prochain ; c’est dommage, puisque vous serez là Hélène et toi ; c’est dommage aussi pour VidéO3, pour le ciné (des semaines que je n’y ai pas mis les pieds), pour l’amour, etc. Enfin, assez de récriminations, de justifications et consort. Demain je m’y remets de plus belle !

      D’ailleurs, je crois que ça va être la semaine de l’été où il y aura le moins de monde (autour de moi) à Nantes. Je ne sais pas si c’est parce qu’on a eu pour le moment un été vraiment pourri, mais il y a toujours eu du monde pour me tenter. Mais là, avec Radulphe à Tôkyô, “Park Galerie” Jolicœur à Barcelone, Broerec à La Rochelle, Ermold le Noir à Saint-Lyphard, puis les quatre en Roumanie à la fin du mois, Joris à Méliniac, Loïc et Coline à Barcelone aussi, ainsi que Stéphanie (qui part ensuite à Cambrai s’installer avant la rentrée), Adalard retourné à Paris, Greg et Cédric en Ouzbékistan, les sous-mariniers du Kourks au fond de la mer de Barents (ça, c’est moins drôle), etc. ça limite les possibilités de sortie. En plus, le Flesselles est fermé pour une semaine encore — remarque, ça n’a pas empêché qu’on investisse ces derniers temps d’autres lieux, la terrasse du 13&3 au Bouffay, le Bar du coin, l’Algodon pour les fins de soirées endiablées, voire le bar du Lieu Unique — mais par profession de foi activiste anti-CRDC, je me fais un devoir de ne quasiment jamais y mettre les pieds. C’est con, parce que c’est souvent pas mal, et que la bière n’y est qu’à dix balles. Donc, un peu de travail. Et puis il n’y a pas que les bars dans la vie. Puisqu’il n’y a ni l’amour ni beaucoup la culture en ce moment, il reste le jeu — et là, j’ai eu une mauvaise inspiration en offrant à Joris le Pinball Arcade en CD Rom (très belles copies virtuelles de flippers historiques) ; on y a dépensé pas mal d’heures certains soirs.

      Là, je reviens de l’anniversaire de Mathieux à La Bernerie-en-Retz. C’était marrant comme idée, parce que c’était une sorte de fête de famille, mais qu’il avait aussi invité plein de copains (ceux qui étaient là), Marko, l’ex-Bad Wound et sa copine, Fabien (même chose) et la sienne, Joris et moi, Jennifer, Yvan Bory (tu sais, le mec qui un moment éditait la petite feuille pleine de méchancetés sur le milieu rock nantais ; un gars sympa, très polyvalent, intelligent, cultivé — mais depuis que j’ai eu l’impression qu’il draguait Florence, je ne peux m’empêcher d’avoir une réticence en sa présence), etc. encore une fois. J’espère que toutes ces énumérations ne te fatiguent pas ; mais c’est que j’aime bien évoquer les gens, c’est une manière de les faire vivre un peu ailleurs, ou d’une autre manière ; et puis je commence à te remettre les cases de la tête en place pour ton retour. Je ne sais pas, à ce sujet, si tu as eu un message de Bérengère : elle serait disposée à vous prêter ou sous-louer son appartement rue du Boccage. Parce que pour celui d’Adalard, il m’a dit qu’il ne savait pas encore s’il serait ou non à Nantes à cette période.

      Autrement, j’accède avec beaucoup de retard à une de tes demandes : celle de savoir les critiques que j’avais à faire sur ton disque (qui m’est parvenu par les soins diligents de ta maman, qui l’a passé à mon père). C’est peut-être parce que je n’écoute plus que peu ce type de musique depuis un moment, mais je dois avouer qu’il ne m’a pas complètement convaincu. Pourtant, à le réécouter, il y a pas mal de choses qui sont intéressantes. On dirait que tu commences à trouver une voix, même s’il y des références qui parfois sautent aux yeux dans le chant : Miossec pour certaines phrases mélodiques, en particulier dans “Valse déterminante”, si je me rappelle bien, mais dans d’autres aussi (la deuxième par moments), et une “Rencontre à Clichy” sous (trop) haute influence mélodique Katerinienne — la nudité de l’arrangement au début (qui est pas mal), avec la prédominance du bord de caisse claire sent très fort aussi son Les créatures — avec la façon dont est utilisée la voix féminine (Hélène chante d’ailleurs très bien). L’amusant, en passant, drôle de coïncidence, c’est qu’il vient de prendre un appartement boulevard de Clichy avec Héléna Noguerra ; un appartement à 13 000 F de loyer…

      Je trouve que la plupart des textes sont pas mal, avec des thèmes très clémentiens (comme dans “Flash forward” — je n’aime pas trop l’utilisation de l’expression dans le corps de la chanson) ; peut-être que tu es encore un peu trop allusif, qu’il faudrait aller plus jusqu’à l’os pour que ce que tu “veux dire” se dégage mieux — je pense par exemple à l’histoire du bip du répondeur sur “Fête foraine”, à un autre truc sur “Des nouvelles”. Mais on sent que tu maîtrises mieux cette question que sur le premier disque. Il y a aussi pas mal d’idées d’arrangements intéressantes, avec notamment une utilisation des percussions vachement travaillée — parfois trop peut-être, j’en dis la raison dans un instant. Des gimmicks chouettes aussi, comme celui qui commence “Écologie des systèmes mal isolés”.

      Mais c’est justement là que se situe un des problèmes à mon avis. Tu donnes encore dans le trop compliqué. Pourquoi dans celle-ci tant te dépenser à varier et faire que l’oreille ne s’accroche plus, alors qu’il y avait ce truc très bien que tu pouvais réutiliser, raccourci, plus souvent, dans une structure plus courtement pop ? Il faut alléger, mon ami. Trop de notes, trop de notes, disait quelqu’un : mais à ton sujet, il aurait eu un peu raison. Les longs passages de guitare (surtout avec leur son qui me semble daté, souvent peu percutant, trop mal défini), je crois que c’est obsolète. C’est par exemple beaucoup plus intéressant quand tu utilises un genre d’orgue sur “Valse déterminante” pour faire la mélodie — une mélodie simple qui plus est. Même chose pour le solo de clavier jouet sur “Écologie…”, celui qui est doublé par la guitare : tu y joue trop de notes, trop de notes de transition. Ça, c’est ton problème, les liens, il y en a trop partout, surtout avec ces sons. Les chansons les plus réussies dans leur ensemble sont les plus simples, comme la 5 et la 6. Même si ce ne sont pas nécessairement les plus “tubesques”, celles qui accrochent le plus aisément. Mais tu vois, mon sentiment est vraiment partagé, parce que selon l‘état d’esprit avec lequel j’aborde la question, je peux très bien remarquer surtout des défauts, ou bien surtout apprécier les qualités, qui sont nombreuses. En revanche, je crois que ce n’est sans doute plus très in comme musique, comme conception de l’arrangement. Si c’était moi, je chercherais plus d’originalité. Mais tu t’en fous peut-être ; être in n’est pas une nécessité. C’est une valeur défendue par un champ sociologique très restreint et très identifié.

      Mais peut-être faudrait-il que tu te résolves plus à aller dans une direction particulière ; éliminer plus ce côté pop, par exemple, pour privilégier la chanson, ou bien la chanson et l’expérimentation. Je ne sais pas… Mais c’est vrai que parfois tes enregistrements (dont je conçois qu’ils n’ont pas bénéficié de toutes les facilités qui t’auraient permis de développer au mieux toutes tes idées) sont d’un genre un peu “bâtard” — un peu comme l’album Lazy, soft & slow de Guy Chadwick, dont je t’ai parlé mais que je n’ai pas eu le temps de te graver : il oscille trop entre des ballades acoustiques et une resucée de The House of Love électrique (genre “Shine on”) en moins bien, et tout ça avec des arrangements qui ménagent trop souvent la chèvre et le chou (quand certaines chansons sont de composition très réussie). Et ça, ça me paraît une critique plus valable.

      J’ai senti par ailleurs quelques problèmes de précision rythmique par endroits (d’où cette hypothèse que certaines programmations pourraient être trop complexes), et surtout — et ça c’est tout de même gênant — tu n’es pas encore bien un chanteur. Déjà, il faut absolument que tu évites de faire des “heinn heinn” de transition à la fin de certaines phrases de chant : ce n’est pas beau du tout, et ça fait penser à Maurane ; et puis il y a aussi des endroits où ça dérape… On sent bien ce qu’est la mélodie, mais ce n’est pas tout à fait ce que ta voix produit… Comme Loïc, je crois qu’il faudrait que tu prennes quelques cours pour y remédier. Si tu étais Tom Verlaine, ce ne serait pas grave ; mais dans le style, ça ne passe pas très bien. Ou alors faire chanter tes compositions à d’autres (je crois avoir déjà écrit qu’Hélène chantait très bien). Voilà ce que je pouvais t’en dire avec le plus d’objectivité possible. J’espère que ce n’est pas un jugement trop sévère — ou s’il l’est, qu’il est juste : j’ai essayé de l’être en tout cas. J’attends évidemment d’écouter la suite quand tu seras rentré. À nouveau, tu es comme Guy Chadwick, cette fois-ci avant The House of Love ; tu as un univers (global, musical et le reste — forgé déjà depuis longtemps par tes compos pour La Musique), mais comme artisan complet de sa réalisation, tu n’as pas encore trouvé la manière qui le fera le mieux rendre — comme avant que Chadwick ne rencontre Terry Bickers, qui lui a fait trouver le son qui a tout déclenché : encore plus grande qualité des morceaux, arrangements lumineux (jusqu’à la chute, mais c’est un autre problème).

      Pour terminer, et il n’y a pas de parallèle, quelques mots sur ce que je t’ai gravé. Pas grand-chose, puisque tu te feras toi-même une idée en les écoutant.

      Grandaddy, super ; tous les morceaux sont bons ; de l’excellente pop noisy comme les chansons pop de Sebadoh à leur meilleur, avec un zeste de psychédélisme en plus, réjouissant (jusque dans les textes — cf. “Jed the humanoid”). Les mélodies te restent immédiatement dans les oreilles, c’en est un vrai bonheur.

      Amon Tobin est le type même du disque très intéressant ; avec des morceaux puissants et terribles, comme “Get your Snack on” et pas mal d’autres, et quelques-uns qui ne parviennent pas à décoller — mais la musique électronique, je trouve que ça s’enlise souvent, j’ai écouté tout à l’heure l’album de I: Cube, et c’est pareil, agréable, mais la répétitivité rythmique avec les nappes de synthé de l’espace ont tendance à t’entrer par une oreille et sortir illico par l’autre (c’est idéal pour soutenir un travail intellectuel peu intense) ; Tobin travaille, lui, plus sur le sample, de manière élaborée — et c’est ça qui le rend plutôt captivant dans l’ensemble. Mais comme j’écoute peu de musique en ce moment, et surtout Bartók, Eric Dolphy, Wayne Shorter (un compositeur de thèmes qui boostent à mort leur race) ou mes disques de Coltrane, je n’ai forcément repéré dans les disques tout ce qui en faisait l’intérêt — tu peux remarquer que le morceau d’Amon Tobin dont je te dis du bien est le premier du disque ; même si je suis allé un peu plus loin tout de même (mais sur certains disques, comme les albums de Death in Vegas ou de Folk Implosion de l’an dernier, pour rester dans ceux qui avaient été encensés par les inrocks et qui dépassent le correct, même de peu, tu as vite fait le tour de ce qu’il y avait d’intéressant dedans. Tu as pu prendre comme un reproche le fait que j’écrive que certaines de tes chansons n’étaient pas immédiatement accrocheuses, mais celles qui le sont trop, on sait très bien comment elles finissent : à la poubelle assez vite. Et d’une manière générale celles dont tu comprends l’essentiel au bout de trois écoutes un tant soit peu attentives).

      Malgré tes protestations, je t’ai tout de même mis le disque de Tarwater, mélange électro et pop sombre et lancinant, avec une voix monocorde et un usage du sample très à nu, parce qu’il me plaît vraiment — plus que To Rococo Rot par exemple, l’autre projet de Lippok, qui donne plus dans les petits blip blip de synthé et se laisse moins pénétrer.

      Et pour finir Laïka, que j’ai découvert avec du retard, mais dont le charme m’a conquis. Je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser à Stereolab : mais en mieux ; plus intense, avec un mariage plus réussi des vieux synthés et des instruments plus acoustiques (très bons passages teintés de free), et une voix plus rythmée, moins agaçante. En fait, je trouve ça difficile à classer — ce qui n’est guère étonnant quand on sait que Margaret Fiedler a fait partie des drôles de zèbres de Moonshake.

      Je suis désolé de ne pas continuer plus longtemps, mais je crois que je vais aller me coucher. Quelques pages du Journal of the Plague Year de Defoe (c’est au moins un truc que la thèse m’aura fait découvrir : le XVIIe siècle — et tous les débuts de l’Époque Moderne en général — tout ça me fascine littéralement depuis. Avec une préférence pour ce must absolu que sont les trois mille pages du Journal de Samuel Pepys ([piips]), qui concentre (notamment) vie quotidienne fourmillante de détails, science, voyages d’aventure ; et qui parle aussi longuement de la Grande Peste de Londres en 1665, qu’il a vécue de l’intérieur — c’est d’ailleurs ça qui m’a amené à prendre le Defoe), un peu de lecture donc, après cette longue parenthèse, et puis au dodo. Une cigarette avant, parce que je ne me suis pas détaché de mes mauvaises habitudes.

      Merci beaucoup pour la grande enveloppe pleine de cartes — des passages parfois peu lisibles sur la grande feuille… Je vous embrasse tous les deux. À très bientôt, maintenant.

                                          France

P.S. : vous n’avez pas des idées de super vidéastes jeunes ou moins jeunes du Québec ou du Canada que VidéO3 pourrait montrer ? On serait vachement intéressés par en connaître plus là-dessus. Si vous pouviez récupérer ne serait-ce que quelques infos…

Et toutes mes bandes vous embrassent aussi, of course.