Je vis sans cesse dans la peur et les clichés. Peur de ne pas être à la hauteur, qui me freine à mort pour ma thèse parce que je crains que ce soit nul (pas du niveau requis du moins) et donc peur de rencontrer Branger, d’être libre avec lui (toujours un rapport hyper-présent d’infériorité, alors qu’il pourrait y avoir au contraire une atmosphère de collaboration entre un chercheur confirmé et un qui débute — d’où le fait que j’ai le sentiment de produire un travail très scolaire). Peur de faire lire mes poèmes, et pire, de les envoyer à une revue. Peur d’aborder les gens, et les filles en particulier. Peur de ne pas être à la hauteur, qui me fait rester dans les banalités les plus compassées, m’empêche de sentir le vent et de modifier mon comportement selon les circonstances réelles, ou m’enferme dans une timidité d’enfant dans les jupes de sa mère. Peur, lorsque je ne suis pas en totale confiance, d’assumer mes idées, de contredire et de créer du conflit — parce que tout ce qui ne marche pas sur des roulettes est pour moi conflit, je n’ai aucune diplomatie. Peur, puisque je ne suis pas satisfait de mes performances sexuelles et que je suis seul, de devenir homosexuel (ou de l’être sans en avoir pris conscience). Peur encore de la différence qui me fait redouter les petits rebeus dans la rue, vu que, c’est encore bien connu, ce sont tous des violents voire des délinquants, puisque ce sont des gens que je ne comprends pas (Sam, qui les déteste ouvertement malgré d’évidentes opinions de gauche et un mode de vie plutôt alternatif, les nomme des « penchies » ; c’est peut-être grenoblois). J’ai souvent des rêveries de violence presque haineuse, où je prendrais ma revanche contre le reste du monde qui m’agresse parce que je ne le comprends pas, et que je n’arrive pas à m’y faire une place. Une place à la mesure de celle que je voudrais, peut-être… Mais cela même m’empêche d’en avoir une quelconque, à mes yeux en tout cas. Aucun naturel. Je n’arrive pas à être partie prenante du réel. Il faudrait toujours que tout soit décidé d’avance, qu’il n’y ait plus une parcelle d’inconnu, et que la réussite soit programmée. Cela seul me fait agir… Dans une de ses nouvelles (que je n’ai pas réussi à retrouver), Borges dit que pour se donner le courage d’exécuter un acte difficile, il faut se persuader qu’on l’a déjà effectué, ce qui le rend inéluctable. C’est ce qu’il faudrait pouvoir faire.
En fin d’après-midi, en allant acheter des cigarettes, j’ai sonné chez le voisin du dessous pour lui rapporter des vinyles que Florence m’avait confiés pour que je les lui remette et qu’il les rende à leur propriétaire, un de ses copains. Des trucs vraiment bien, Archie Shepp, Errol Garner, Miles Davis, Sonny Rollins, et des éditions originales (leur premier possesseur avait noté la date d’achat au dos : 1959, 1960, 1961…) ; je les aurais bien écoutés, mais je n’ai pas d’électrophone — une chose que tous les vrais amateurs de musique que je connais me reprochent, au premier rang desquels Mathieux : lui ou Florence n’achètent d’ailleurs pratiquement que des vinyles, et souvent pour rien, dix ou vingt francs (parfois même ils sont donnés par caisses entières dans les vide-greniers). Ce voisin, je ne le connaissais pas ; je l’avais croisé maintes fois dans les rues, ou au Flesselles, et parfois dans la cage d’escalier, et là — seulement — nos échanges se limitaient à un bonjour. Il ne savait pas que j’étais celui que je suis, m’a-t-il dit. Je suis bien moi, je comptais juste lui rendre les disques et partir, mais il m’a fait entrer, m’a proposé un café, que j’ai accepté (alors que j’en avais déjà bu un bon demi-litre dans l’après-midi et qu’il était six heures et demie), et nous avons discuté. Par Florence, il savait que je faisais une thèse, et je savais qu’il en faisait une aussi mais qu’il pensait l’abandonner. Parlé du cognitivisme, de la plaie que c’est d’être doctorant. Je me suis surpris à converser avec un minimum de liberté, même si j’étais assis sur le bord du siège et que je me tripotais les mains sans arrêt. À la fin, j’ai dit qu’il fallait que j’aille acheter des cigarettes avant que ça ferme, et j’ai décliné son offre de prendre l’apéritif avec sa copine qui allait rentrer et lui. J’ai dit d’accord pour une autre fois, et je l’ai même invité à monter prendre à son tour un café quand il voudrait : ce n’est pas que je ne voulais pas le faire, mais c’est vrai que ce n’est pas trop dans mon genre ; quand les gens me disent (et ils le disent souvent) « Tu n’as qu’à passer un de ces jours », je ne pense quasiment jamais à leur répondre la même chose. Je suis très « jaloux » de mon intérieur ; on n’y entre pas comme ça. Ça me pose même plein de problèmes que les gens viennent — comme quoi mon appartement doit être une extension de moi-même, et ça montre bien les rapports délicats que j’entretiens avec les autres (au départ, c’était vraiment à reculons que j’acceptais que Bohémond vienne se servir de mon imprimante, et quand il était là, je ne savais vraiment pas quoi faire de moi — et j’ai la nette impression que c’est le genre de choses qui se voit, ou plutôt s’entend : je me rends bien compte que ma voix n’est pas la même, qu’elle est bien plus proche de la cassure[1]. En tout cas, il va falloir éviter de m’habiller en trop pouilleux comme je le fais la plupart du temps (pour épuiser mes vieux T-shirts et mes vieux jeans ; j’en ai pléthore), parce qu’il risque de venir sans prévenir. S’il vient : il a l’air aussi timide que moi, Florence avait raison.
Et ce soir, comme Ermold m’avait proposé d’aller dans les bars, le ver de la tentation était en moi, et j’en ai vite eu assez de travailler (même si c’était sur le nominalisme du XIVe siècle et que ça m’intéresse) ; quoique ne réussissant pas le joindre pour lui dire que finalement j’étais d’accord — je ne savais pas que, vu le peu d’enthousiasme dont j’avais fait preuve, il avait décidé de rester à Saint-Lyphard — j’ai fini par sortir, espérant le trouver quelque part. Dieu ! ce que je déteste passer devant les terrasses seul, avec l’air de quelqu’un qui cherche sans vouloir trop donner l’impression que c’est le cas… J’ai fini par trouver Sorin et Emma Peel à l’Atomixeur. Et téméraire, je suis resté prendre un verre avec eux (mon premier mouvement, après les avoir salués et avoir échangé quelques mots, avait été de rentrer) ; j’ai repensé à ce que Florence m’avait dit d’Emma Peel. Elle m’a fait un peu parler de ma thèse, de comment ça avançait, etc., mais j’ai surtout posé des questions — mon temps de parole a largement excédé le leur, mais ils ne sont pas des plus bavards ni l’un, ni l’autre, et ça a évité les silences[2]. J’ai ainsi appris qu’ils partent demain à Buenos Aires pour une semaine (travail !…). Terminé sur les sous-mariniers du Koursk, en jugeant que leur situation était bien pire que de mourir dans le crash d’un Concorde après le décollage à Roissy. Rentré tôt, et continué de boire, du rhum, en écrivant, pendant que passe le disque d’Amon Tobin[3].
[1] À mon avis, le fait qu’Ermold invite aussi peu volontiers les gens chez lui relève de la même chose.
[2] En partant, j’ai voulu juste les saluer en paroles, et il a fallu que Emma Peel s’approche avec un « une petite bise quand même ! ».
[3] Le post-rock ou l’electronica, c’est idéal pour travailler (comme je l’ai écrit à Clément), quand du moins il n’y a pas à faire vraiment fumer le cerveau. Et parmi mes préférés dans le registre, il y a Kreidler. Vraiment un bon disque ; les deux catégories susnommées plus un vieux fond de Krautrock (on ne vient pas de Düsseldorf pour rien sans doute). C’est très consistant, tout en paraissant ne pas l’être.