J’ai eu la plus grande peine à émerger ; hier soir, j’ai bu vraiment pas mal, seul devant mon ordinateur. Après avoir écrit ce qui précède, me resservant sans cesse des petits verres, j’ai continué longuement de prendre des notes sur la physique du Moyen Âge — dont l’étude nous place dans une perspective compliquée par rapport à ce que c’est que le savoir et la vérité ; d’autant plus qu’il faut regarder des penseurs du XIVe siècle comme Oresme ou Buridan comme des positivistes acharnés, au-delà du qualificatif de nominalistes qui leur a été décerné (et qui n’est pas sans lien) : ils posaient en effet clairement la question de ce qu’on doit tenir pour vrai, ou assuré ; et ne pouvant le déterminer, se résolvaient à admettre toutes les hypothèses possibles, pourvu qu’elles fussent logiquement cohérentes : et y a-t-il d’autre manière de faire, puisque tout la connaissance que l’on a ne vient que de notre tête ? Ils ne sont, mutatis mutandis, pas très loin de la position d’Otto Neurath dans les années 30 (à laquelle il est venu lui aussi par le positivisme, puisqu’il fut d’abord membre du Cercle de Vienne), non plus que de « l’anarchisme » de Feyerabend, pour qui la science est une fiction ni plus, ni moins vraie que le vaudou — ce qui me semble assez juste, à condition de bien considérer ce qui les différencie néanmoins (leur situation inverse quant à « l’action » sur le réel ?). Mais la lecture de Bachelard incline à penser le contraire.
Lorsque j’aurais fini ces lignes, il sera déjà quatre heures et demie, et je n’aurai pas travaillé une seconde. J’ai fini, tard, par me résoudre à manger (des pâtes au curaçao que les parents m’avaient ramenées de Venise, avec une sauce au Porto et à la crème), et j’ai lu quelques pages de Francis Ponge ; je trouve ça bien. J’aime cette capacité à écrire de petites proses très ramassées, comme « Le Monologue de l’employé », qui pourraient donner lieu à roman, ou même à nouvelle (la solution préconisée de son côté par Borges). C’est parfois d’une très grande élaboration[1], comme ce
« Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l’esprit, certains fruits sont formés d’une agglomération de sphères qu’une goutte d’encre remplit. »,
début du poème « Les mûres » dans Le Parti-pris des choses.
On croise de drôle de gens dans les rues du centre-ville. J’y suis allé faire une course pour Florence, un service qu’elle m’a demandé de lui rendre : lui acheter un exemplaire du Musée de l’art, au Livre de poche, qu’elle compte offrir demain, mais n’a pas trouvé à Paris. J’ai accepté ; il y en a qui vont penser « comme un petit chien » : c’est vrai que ça m’évoque la façon dont Joris se comporte avec Stéphanie (sauf qu’eux couchent ensemble, c’est un point important). Mais lorsque c’est dans mes cordes, je rends volontiers service ; je ne suis pas si méchant homme. Et puis j’ai pensé que c’était pour offrir à Valérie Leulliot, qu’elle la voit demain — elle est en convalescence, s’étant cassé le bras dans un accident de la route en Espagne. J’ai essayé de le savoir discrètement lorsque je l’ai rappelée pour lui dire que je l’avais trouvé, mais je n’ai rien appris ; c’est peut-être pour un nouvel « amoureux » – ce serait une belle saloperie de sa part ; au moins une preuve supplémentaire de son égoïsme forcené : consciemment ou non, elle m’utilise. Et moi, comme un con, je me laisse faire.
[1] Je ne veux pas dire par là que Ponge y a nécessairement sué sang et eau des heures durant.