Dimanche 27 août 2000, de retour à Nantes

Trois jours à Paris avec Florence, où, mis à part vendredi après-midi où je me suis longuement promené seul puisqu’elle travaillait, nous avons été ensemble tout le temps — nous n’avons vu personne d’autre. Ça s’est bien passé. Je n’ai rien tenté pour m’approcher d’elle ; une fois que nous étions assis sur le parapet du Pont-Neuf pour nous reposer de nos interminables pérégrinations, elle m’a fait tout un discours sur le fait qu’elle ne comprenait pas que les garçons aient presque toujours « des idées derrière la tête », quand elle pouvait souhaiter, elle, juste une amitié sincère — et j’imagine qu’elle pense que c’est ce que je ressens pour elle, depuis cette affreuse et belle nuit de mon anniversaire. Mais quand, sans pudeur, elle s’est promenée chez elle à peine couverte du léger voile d’une combinaison transparente qui mettait plus qu’autre chose en valeur ses formes de Bethsabée de Rembrandt, je n’ai pu m’empêcher de jeter les yeux le plus souvent possible sur ses tétons bruns, et de chercher à deviner la fourrure de son sexe à l’entrecuisse, et de la désirer[1] ; mais je ne l’ai pas désirée plus (et là, une vraie émotion m’étreignait, tant je suis sentimental) lorsque nos bras s’effleuraient dans le métro, ou que je pouvais m’abîmer dans la contemplation de son visage fatigué dans les reflets de la vitre. Peut-être l’a-t-elle su. Au départ du train tout à l’heure, elle m’a dit qu’elle n’avait pas vu le temps passer (alors que j’ai parfois pensé tout le contraire, dans les moments où elle m’agaçait), et a attendu que le train parte ; elle était depuis le quai, de l’autre côté de la vitre à me sourire, puis a agité son bras longtemps, jusqu’à ce que nous ne puissions plus nous voir. Elle avait son petit air tendre, un large sourire, mais comme timide, n’osant pas se montrer comme tel, et les yeux voilés d’une légère tristesse ou nostalgie. Mais c’est peut-être ça aussi qu’elle désire ; qu’il n’y ait rien de plus, juste une promesse jamais tenue qu’il puisse arriver quelque chose encore.

Au début, je n’ai pas eu trop de peine à être dans la seule et franche amitié ; c’est juste lorsqu’elle s’est absentée, d’abord, pour téléphoner, en sortant de la bibliothèque Forney (où elle s’est montrée épuisée, prête à défaillir comme une héroïne romantique), et qu’elle est restée dix minutes dans la cabine, alors que lorsque je l’attendais chez elle, « X » avait appelé, que j’ai senti les atteintes, vives, de la jalousie : X, c’est ce musicien pour qui elle m’a quitté, et avec qui les rapports ont été compliqués même après qu’il l’ait laissée tomber début mai (j’avais jubilé lorsqu’elle me l’avait appris le soir même ; peut-être un peu vite, je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite) ; j’ai ragé, ensuite, lorsqu’après n’avoir pas voulu m’accompagner à l’exposition des photos d’Eugène Atget, elle est arrivée avec vingt bonnes minutes de retard au rendez-vous dans la cour de l’hôtel de Sully, et que je suis resté à fumer clope sur clope, sans trouver même un endroit où m’asseoir de façon confortable. J’imaginais tout. Et quand elle m’a dit qu’elle était allée jusqu’à Bastille, alors qu’elle était une demi-heure avant « trop fatiguée » pour voir l’exposition, j’ai tout de suite pensé qu’elle l’avait vu, lui. Mais je n’en sais rien. Et quel droit ai-je de m’en mêler ? Elle ne m’appartient pas plus que je ne la possède. Peut-être passe-t-elle ses nuits avec lui — même si je ne le crois pas, j’en ai guetté tous les signes. Mais chaque mention de ses semaines « très occupées », de toutes ces choses à faire au-delà de son travail (qu’elle effectue avec un sérieux touchant et un brin ridicule) et de « tous les gens qu’elle a à voir », m’a troué le cœur tant c’est un monde inconnu, pour moi plein de soupçons, et dont elle ne me dira jamais rien — c’est la limite de sa franche amitié, au moins avec moi : des secteurs de son existence demeurent couverts d’un interdit infranchissable contradictoire avec sa proclamation.

C’est à elle, à chacun de ses gestes que j’étais attentif (même si je faisais mine du contraire), malgré le nombre fabuleux de filles tellement belles, mille fois plus qu’elle, moulées dans des tenues légères sur lesquelles j’ai attaché mes regards au long de ces trois jours ; à ses gros seins, à son parfum, à ses bras imparfaits, à son visage cerné et pâle, au léger duvet transparent sur ses joues, à ses habits délicieusement ringards[2]. Mais je ne peux pas non plus dire que je suis retombé amoureux d’elle — c’est d’ailleurs le problème de me satisfaire de cet entre-deux ; même si sa qualité n’en perd rien, il ne peut être une fin en soi (je ne vais pas éternellement être amoureux de filles que je « n’ai pas » ; et il n’est pas là question de possession, mais de ce à quoi l’homme est destiné, si jamais il est destiné à quelque chose). Je n’ai pas senti ces délires que je vivais au printemps, même le fait de sentir le parfum de son corps sur ses vêtements ne revêtait pas une signification aussi intense. J’ai apprécié notre amitié, qu’elle me propose de l’accompagner peut-être à un mariage à Méliniac samedi prochain (elle m’utiliserait un peu : elle n’a personne pour l’y emmener), que je sois, avec Melpomène, ce X et Loïc[3], le seul nom mis en mémoire sur son téléphone. Parce que j’ai aussi retrouvé la Florence Lemoine capricieuse, impérative, coupante, pleine de névroses et d’intolérances absolues, avec laquelle j’ai vite su que je ne pourrais jamais vivre. La première nuit de conversation nous avait bien trompés (plus elle que moi) : nous n’avons presque aucun goût en commun — à part notre amour de la peinture, du cinéma, de la musique et de la littérature : mais là, même, à peu près rien qui nous réunisse. C’était même amusant de voir qu’il suffisait que je dise aimer quelque chose pour qu’elle émette illico l’avis inverse — et ceci sans parler de notre manière d’aborder ces domaines. Nous sommes si différents que bien souvent, j’ai dû faire preuve d’une forte diplomatie — mais avec mon naturel passif et mon caractère de mouton dès que je suis sous le charme, ce n’était pas très difficile. Je la forcerais à entendre mes positions qu’elle n’écouterait pas. Je ne regrette pourtant pas un instant ces trois jours.

[1] À son insu plusieurs fois j’ai inspiré à pleins poumons l’odeur douce et entêtante de son corps sur ce vêtement, sur son oreiller, sur un soutien-gorge laissé à traîner sur une chaise, même sur le coussin sans lequel elle ne peut dormir avant de l’avoir glissé entre ses cuisses.

[2] Lorsque j’ai sonné chez elle vendredi matin, après quelques pas à la sortie du métro dans un quartier qui m’a immédiatement plu (elle habite à côté de la place des Abbesses), elle m’a ouvert avec un grand sourire, portait les cheveux relevés, une robe dans le style des années 50 à large décolleté qui mettait en valeur le vert de ses yeux, et son appartement sentait bon.

[3] Dont elle n’a guère de nouvelles, a-t-elle lâché, la voix pleine de la détestation de Coline et de sa jalousie envers elle (une jalousie qu’elle a elle aussi connu — peut-être même envers Lorraine, dont elle trouvait son frère trop proche. Comme elle, elle a besoin de sa petite cour autour d’elle — cour dont, presque malgré moi, je suis un des plus fidèles pour le moment…). Sa délicatesse – elle a sans cesse le mot à la bouche même si elle est beaucoup trop compliquée pour savoir ce que c’est vraiment – vient se fondre là dans un utilitarisme plus ou moins inconscient et jamais sans ambiguïté.