Préface aux sapates, de Francis Ponge (1935)
Ce que j’écris maintenant a peut-être une valeur propre : je n’en sais rien. Du fait de ma condition sociale, parce que je suis occupé à gagner ma vie pendant pratiquement douze heures par jour, je ne pourrais écrire bien autre chose : je dispose d’environ vingt minutes, le soir, avant d’être envahi par le sommeil.
Au reste, en aurais-je le temps, il me semble que je n’aurais plus le goût de travailler beaucoup et à plusieurs reprises sur le même sujet. Ce qui m’importe, c’est de saisir presque chaque soir un nouvel objet, d’en tirer à la fois une jouissance et une leçon ; je m’y instruis et m’en amuse, enfin : à ma façon.
Je suis bien content lorsqu’un ami me dit qu’il aime un de ces écrits. Mais moi je trouve que ce sont de bien petites choses. Mon ambition était différente.
Pendant des années, alors que je disposais de tout mon temps, je me suis posé les questions les plus difficiles, j’ai inventé toutes les raisons de ne pas écrire. La preuve que je n’ai pourtant pas perdu mon temps, c’est justement ce fait que l’on puisse aimer quelquefois ces petites choses que j’écris maintenant sans forcer mon talent, et même avec facilité.
Je m’étonne de ce que la conception réactionnaire de la peinture (conception qui longtemps fut traditionnelle dans l’opinion publique) ait toujours privilégié les époques passées au nom du réalisme, du « bien dessiné ». Bien sûr, qui est un tant soit peu « cultivé » a de tout temps rejeté cette conception (on peut par ailleurs prendre plaisir au réalisme, mais c’est autre chose[1]). Il n’y a pas lieu de revenir ici non plus sur tout ce que cette notion floue de réalisme cache, du bras démesurément long de Madame de Sennones aux règles de la perspective qui souvent aujourd’hui nous paraissent bien peu réalistes, justement — sans parler de la géométrisation froide des tableaux de Piero della Francesca, je pense ici par exemple aux principes d’emploi de la couleur selon les plans, plus proches ou plus éloignés. La peinture n’est pas la réalité, et chaque époque possède ses règles propres pour en donner l’illusion, si c’est (pour partie) cette illusion qu’elle recherche. C’est un truisme. Mais peut-être est-ce que les défenseurs de cette conception n’ont jamais regardé un tableau. On en a des exemples à chaque pas au Louvre. Ainsi le magnifique Bœuf écorché de Rembrandt, qui impose sa force brutale par la crudité des couleurs le jette-t-il aux yeux tout autant par la vigueur de son coup de pinceau ; ceux-ci balaient la toile de traces épaisses et appuyées qui en font un tableau abstrait pour peu qu’on le regarde suffisamment près. C’est une pure explosion de couleur, qui n’a rien à envier, de ce point de vue aux petites esquisses brossées par Delacroix en vue de ses grands tableaux d’histoire (et que je préfère aux toiles achevées). Je pense également à une série de portraits peinte par Fragonard, qui sont aussi des merveilles de liberté de traits, ou le personnage tend à s’effacer derrière la peinture elle-même, tant celle-ci est vive, bouillonnante, rapide, tant elle crée le mouvement dans la fixité du sujet — une rapidité revendiquée même par le peintre, qui a inscrit au dos de l’un d’eux, portrait d’un acteur où dominent les bleus des vêtements, qu’il n’avait mis qu’une heure à le réaliser. Et dans un autre registre, une chose que je n’avais encore jamais remarquée : dans presque tous les tableaux de Boucher (dont le caractère un peu sentimental, très Louis XV, m’a souvent touché), et dans ceux de nombres de peintres du même genre, les personnages représentés ont tous le même visage, en particulier des yeux disproportionnés qui en font des parents des images des mangas. Ça m’a déçu ; mais c’est une preuve supplémentaire qu’il s’agit justement moins de personnages représentés que de personnages de peinture : d’un monde à part, qui fonctionne, pourrait-on dire, en circuit fermé.
[1] C’est souvent mon cas ; j’aime souvent la peinture historique du XIXe siècle.