Mercredi 27 septembre 2000, Nantes

Hier soir, parfaite incapacité à travailler — mes vertiges continuent. En fin de soirée lorsque j’ai pris un verre avec Ermold au Santeuil, j’étais pris de bouffées de chaleur qui me faisaient fondre dans mes vêtements, et j’avais l’impression que j’allais me mettre à vomir dans la minute. Préféré aller au cinéma : voir Kippour d’Amos Gitaï, qui m’attirait. Mais j’ai été déçu. Gitaï est un cinéaste à mon avis souvent abstrait, qui excelle dans l’épure (comme Kadosh) contre-balancée de petites notations qui lui donnent une chair (comme Yom-Yom), et fait ressortir de ce mélange une profonde réalité humaine. Mais cette fois, il me semble que c’est un film raté : il peine à trouver une cohérence, et se plante de parti-pris de mise en scène assez souvent — c’est aussi en cela, cependant, que ce type de film non-commercial est intéressant pour qui aime vraiment le cinéma : un mauvais film hollywoodien actuel (c’est-à-dire sans doute la plupart, mais je n’en vois que très peu), c’est un film qui se vautre dans les clichés rebattus, en général : il n’y a donc pas grand-chose à en tirer qu’on ne sache déjà. Un film raté à mon sens comme Kippour n’en continue pas moins de poser, et peut-être de façon plus cruciale encore à cause de ses manques, des questions de cinéma et de mise en scène : comment aurait-il fallu filmer tel plan pour qu’il produise un autre effet sur le spectateur, pour qu’il soit plus (ou moins) proche des personnages ; comment aurait-il fallu organiser telle ou telle scène ? Que faire dire aux acteurs, quelles expressions leur faire adopter ? Comment enchaîner les séquences pour que le spectateur croie à ce qu’on montre (croire dans un sens très général : se sente concerné, voire conquis) ?

C’est notamment là que je trouve que le film se trompe, et qu’il sent trop le film en train de se faire : du coup, on a plus de peine à entrer dans ce que Gitaï veut dire et montrer de la guerre. Pour lui, non seulement c’est très dur, très fatigant, mais c’est aussi le bordel absolu, on ne trouve pas son unité, les soldats ont les cheveux longs et des barbes d’une semaine, les tanks vont dans tous les sens, labourant les plaines (ou les plateaux : en l’occurrence ici, celui du Golan), l’ennemi semble être partout et nulle part, les coups viennent d’on ne sait où (un bon parti-pris : jamais les Syriens ne sont montrés, ni même laissés à deviner dans le hors-champ. Ils ne sont pas là, ils sont loin : mais c’est la guerre quand même, il y a des destructions, des morts et des blessés). Le problème est que la structure du film est trop lâche pour qu’on se rende vraiment compte que c’est le bordel total ; Gitaï reste trop allusif, trop peu explicatif parfois. C’est un parti-pris qui évite de sombrer le plus possible dans le spectaculaire, mais qui ne tient pas ses promesses. À mon avis, par exemple, la scène où l’hélicoptère de sauvetage des personnages est touché par un missile et blesse la moitié d’entre eux, on ne sent pas assez le sentiment de panique et d’incompréhension qui les touche — alors même qu’il choisit de ne filmer que leurs réactions en plans serrés. De la même manière que si on comprend l’état de fatigue des soldats à la fin d’une journée d’intervention, on le comprend, à cause du savoir qu’on a de ce que doit être la guerre, plutôt qu’on ne le voit ou le reconstruit d’après les scènes précédentes illustrant la journée. C’est un film trop flou en de nombreux endroits, qui hésite trop sur la démarche à suivre. Qui semble montrer la guerre comme des explosions d’intensité et d’activité au milieu d’immenses espaces et moments absolument vides, sans qu’on sache bien si ce vide vient de l’abattement des protagonistes, de ce qui se passe dans le réel (et serait contradictoire avec l’urgence que sont les opérations d’évacuation des blessés telles qu’elles sont montrées) ; de la même manière, qui en tartine à outrance par endroits, créant de ce fait des incohérences avec les séquences précédentes : ainsi, lorsque l’équipe doit se dépêtrer dans la boue avec les brancards et les soldats, elle est vide entièrement recouverte de boue : mais a contrario, on a du mal à croire qu’ils aient pu rester si propres lors des opérations précédentes : pas de poussière ou de sang, ou si peu, sur les visages et les uniformes — alors que transporter des blessés ensanglantés sur le champ de bataille doit tout de même laisser des traces. À la fois, le film montre de façon nette les traces de sa construction, de ce qu’il est une fiction, et à la fois est presque bâti comme un documentaire — ou plutôt un reportage filmé au coup par coup sans trop de suite (au-delà des parti-pris de départ, qui, eux, sont très forts et très affirmés), comme sans souci de donner un tout au spectateur. À l’évidence, la cohérence d’un film vient aussi de celle que lui donne le spectateur, qui vient le compléter à la projection : mais il me semble qu’il y a là un manque à la base, dans le travail effectué par le cinéaste. Peut-être parce que Gitaï raconte sa propre expérience de la guerre du Kippour, et qu’il n’a pas su (ou pas voulu) s’abstraire assez de celle-ci. C’est dommage ; même si je ne pense pas, comme Ermold, que c’est le plus mauvais film que j’ai vu de l’année[1]. C’est un film qui passe à côté de ce qu’il aurait pu être.

[1] En général, lorsque je l’entraîne au cinéma, c’est pour voir quelque chose qui s’avère lui déplaire. D’où ma réputation de n’aller voir que des films intellos chiants.