Jeudi 19 octobre 2000, Nantes

Pauvre Florence… Pauvre petite fille enfermée en elle-même. Un appel parce qu’elle voulait « me demander conseil à propos de quelque chose qui [la] tracasse terriblement ». À l’issue de la conversation, je me demande bien à propos de quoi elle voulait des conseils ; c’était plutôt vider son sac, qu’elle voulait — un sac plein de petites misères… C’est comme d’habitude par Melpomène que l’information a circulé, qui lui a laissé « un très long message ». Les faits : Sylvia, comme toujours au centre de ses tourments, est aller raconter à Melpomène une ou deux choses « assez intimes » sur Florence qu’elle a extorqué à son nouveau copain (qui est donc un de ses ex). Et tellement Sylvia est langue de vipère qu’elle a peur que ça ne circule partout (et d’abord auprès de la jalousée Lorraine, qui est tout de même la sœur de « son ex (le seul, le vrai) »), quoiqu’il n’y ait rien dedans dont elle puisse avoir honte — s’est-elle empressée de m’assurer. Je le sentais évasive sur la question, mais elle a fini par m’en déballer le détail au bout d’un moment à tourner autour du pot : effectivement rien qui méritait d’en faire autant. Je n’ai, bien sûr, fait qu’acquiescer à son avis, et soutenir que Sylvia était vulgaire. Mais Florence elle aussi, même si ce n’était pas pour le raconter à tout bout de champ, a été suffisamment inquisitrice au sujet de mon « ancienne amante ». Et puis je m’en fous, je n’éprouve pas pour le milieu où elle était une aussi forte fascination que le nouveau mec de Sylvia – qu’elle m’a vanté comme étant quelqu’un de « très intelligent, très cultivé ». Mais comme elle a été aussi avec ce con de Jean Macaille, je me méfie de ses appréciations.

Ainsi, sans même les indiscrétions d’Ermold le Noir, j’aurais été au courant – j’ai d’ailleurs fait l’innocent lorsqu’elle a commencé à parler de ce type (« Ah, tu le connais ? ») ; il a fallu que je la rassure lorsqu’elle s’est montrée inquiète de ce qu’il puisse sembler amoureux de Sylvia, « bien moins cultivée que lui » (ce dont je ne suis pas sûr), alors qu’il n’avait pas voulu d’elle, Florence, au final, malgré ses manigances. Je ne comprends pas les gens calculateurs, je ne réussis pas à percer en profondeur leur fonctionnement, au-delà de l’image préfabriquée que m’en a donné la littérature, et je le lui ai bien dit : à propos de Sylvia, pour dire que j’étais incapable d’expliquer son manège autrement que par sa propension aigrie aux ragots ; mais aussi pour lui signifier qu’il semblait bizarre qu’elle vienne me raconter tout ça, ses histoires de coucheries, sur lesquelles elle a mis pour la première fois des mots (je ne pense pas qu’elle l’a entendu ainsi, cela dit : trop égoïste malgré sa paranoïa sévère) : pas bien agréable à entendre même si ce n’est en rien une surprise. Je ne pense pas qu’elle le dise pour me piquer (du moins pas consciemment), et suis après tout plutôt content qu’elle me confie spontanément ses problèmes (même ceux-là). Même si je ne peux m’empêcher de me rappeler toujours la perfidie violente de Stéphanie (Fontaine) – mais c’était au moment de la rupture – comme quoi si les filles me prennent pour confident, c’est qu’elles ne veulent pas coucher avec moi, et que je ne parviens pas du tout à savoir en quoi cette place consiste.

Ma vie est compliquée, mais je n’ai pas l’impression d’entretenir avec les gens que je côtoie des rapports aussi délétères que ceux qu’elle a souvent. Du moins — ce n’est peut-être pas mieux — pas de manière aussi ouverte. Elle m’a ainsi confié, lorsque je lui ai parlé, au début de la conversation, de mes rapports ambigus avec Ermold, qu’elle désapprouvait que je le fréquente aussi assidument (je le savais) ; mais aussi qu’Emma Peel jugeait très mal la façon dont il se comportait avec moi.

À l’Olympic ce soir avec Philippe et Manue (retrouvé également Cédric Maindron). Concert très décevant de Bugge Wesseltoft avec son quartet de Norvégiens, et Érik Truffaz qui featurait. Si la soirée avait été présentée comme une rave, j’aurais sans doute apprécié : mais là, c’était un concert d’un type dont l’album s’appelle tout de même New Conception of jazz. Et en matière de nouvelle conception, qu’est-ce qu’on a eu ? Du Fender Rhodes (d’ailleurs distillé avec parcimonie) estampillé fin sixties, et le minimum syndical du groove, basse électrique (la plupart du temps) répétitivement funky, et boîte à rythme house/techno. À tel point que la plupart du temps, on se demandait ce que foutait le type à la batterie. Si la nouvelle conception du jazz, c’est de jouer dans un style éculé en rajoutant une grosse rythmique baveuse, je ne vois pas ce que ça apporte. Le poum poum poum poum techno avec la charley ouverte en contretemps tout du long, ça va un moment, mais c’est vite super pète-couille. Surtout que ça fait bien dix ans déjà qu’on l’entend. Il y a autre chose à faire si on veut marier le jazz et l’électronique. À ce jeu-là, Wibutee, le groupe de première partie, s’en tirait nettement mieux ; le contrebassiste semblait un peu limité, et les sax sonnaient très Coltrane free (comment y échapper quand on joue du ténor ?), mais c’était pas mal, à défaut d’être novateur. Et il y avait un vrai batteur, et une électronique qui n’était pas superfétatoire, mais entamait au contraire de temps en temps des dialogues avec les autres instruments : bref, un vrai travail de réflexion musicale sur le mélange des deux — et les morceaux étaient plutôt prenants. Alors que l’équipe de Bugge Wesseltoft se contentait d’assurer un gros tapis de groove déjà ringard à la trompette d’Érik Truffaz, reproduisant ce qui m’a toujours semblé le pire dans le jazz : la solitude du soliste devant sa section rythmique (et un soliste pas toujours inspiré par ailleurs[1]). Le Bugge se dandinait beaucoup derrière sa montagne de claviers, mais pas pour en tirer grand-chose ; quelques zigouigouis convenus exactement au moment où on les attendait, voire des nappes de synthé vaporeux de la pire espèce, ou des parties mélodiques digne d’un Richard Clayderman du jazz (quand il ne se lançait pas à la voix dans une phraséologie néo-babou sans une once d’humour). Et le Dj passait ses boîtes à rythmes ringardes et énervantes : on aurait pu attendre autre chose de sa part, avec le scratch ou un djeing bien pensé et bien fait, il y a tout de même moyen de faire quelque chose qui s’approche du jazz (par exemple Laurent Allinger dans le Blue Note Groove, quoique lui aussi pourrait aller plus loin), jouer avec les autres, plutôt que de les écraser des sempiternels mêmes beats vus et revus. C’était sans un gramme d’imagination ni de talent. Pourtant le public les a acclamés…

[1] Il ne me semble pas que Truffaz renouvelle à mort le jeu de trompette ; il est bon, sans être révolutionnaire. Mais ça implique qu’il se passe quelque chose d’intéressant derrière.