Lundi 13 novembre, soir

Deux soirs de festival des Inrocks (et Mobicarte, ainsi que l’a fait remarquer Joris : le sponsoring est la maladie inéluctable de notre temps où l’argent est dans les mains d’un capital qui se montre) ; en compagnie de Philippe toujours le second[1].

– Pernice Brothers : abusivement présenté comme étant de la même famille que Will Oldham. Rien de sa folie ; aucun dérèglement, aucune surprise. En revanche un bon groupe d’artisans, maîtrisant bien la composition de pop folk-country à l’américaine (de beaux moments, des changements de tonalité sur le troisième couplet à la REM des bons jours — mais des mélodies vocales plusieurs tons en dessous), maîtrisant aussi les arrangements (rôle intéressant d’une lead guitare acide, assurée par un gros jeune trentenaire qui fumait clope sur clope). Du travail soigné, mais sans surprise.

– Tommy Hools : les Français de ce premier soir. Un de ces groupes qui jouent dans la catégorie électronique ; mais qui se sont présentés comme un groupe de scène, bardé de guitares. Un genre de funk blanc à la nouvelle mode très convaincant sur deux premiers morceaux instrumentaux (style mis à part, dans l’esprit du rock cowboy qui introduit Bossanova des Pixies : simple et efficace). Puis catastrophe quand prend le devant de la scène un chant branleur en anglais, plein d’attitude. La personnalité disparaît, on ne voit plus qu’un groove médiocre, louchant méchamment vers ses modèles (Clash notamment). Dès qu’ils sortent de l’instrumental, les groupes français qui ne font pas de la chanson ne savent plus sur quel pied danser. Rendre l’electro sur scène avec un groupe requiert sans doute un peu plus de réflexion.

— la catastrophe JJ72, Irlandais de vingt ans déjà dépassés par les événements ; chanteur colérique, qui jette sa guitare à terre et sort de scène furieux au moindre pépin technique, qui refait avant le concert une balance interminable déjà largement effectuée l’après-midi. Le gamin chante très bien (d’une manière générale, c’est le retour des chanteurs), la bassiste est un petit canon ; mais ils se brûlent déjà les ailes, et on n’en entendra plus parler dans six mois. De toute façon un ersatz de Placebo : ce qui n’est déjà pas grand-chose. L’inutile expectoration des frustrations adolescentes de l’Européen blanc moyen — et je le dis d’expérience.

— Coldplay : bonne surprise ; nettement moins carbone de Radiohead que ne pouvait le laisser supposer le disque (ainsi que les éloges de la critique). Un groupe très jeune lui aussi, mais qui maîtrise bien la scène. Les chansons s’approchent souvent plus de Nick Drake que de la dernière sensation ; le chanteur est assez bon pianiste. Dommage qu’autrement, il s’échine à gratter les accords sur une folk fatigante. Des progrès à faire dans les arrangements, mais c’est un groupe qui pourrait durer, et vieillir de façon intéressante — quoiqu’ils ne seront sans doute jamais les petits génies qu’on a parfois voulu en faire. Et cela reste de toute façon un groupe pop.

Résultat : une première soirée plutôt moyenne. De très jolies filles dans la salle (et je les ai surtout remarquées lorsqu’elles me regardaient), mais personne que Philippe et moi connaissions[2].

— Shawn Lee : première très bonne surprise. Un gros type à la guitare sèche et un batteur inventif pour une soul folk agréable et variée. Le disque me fatiguerait vite (même si « Happiness », le single, est très bon), mais un très bon concert. Deux musiciens qui ont parfaitement compris ce que signifiait donner un concert.

— Sigur Rós : les Islandais dont on parle — ceux que j’attendais le plus. Musique méditative, parfois à la limite des clichés des grandes profondeurs, dans un éclairage bleuté agrémenté de chandeliers. Très beau. Le chanteur, à la voix haut perchée d’une grande pureté, joue de la guitare exclusivement avec un archet, ce qui produit de douces sonorités étranges. Accompagné par un quatuor à cordes de jeunes filles, qui rend l’ensemble encore plus charnel et vivant.

— Phœnix : le groupe que voulait voir Mathix, et dont les gens de Magic sont si fans qu’ils ont décidé de suivre la tournée (vu Franck Vergeade). Un des nouveaux groupes français à sensation. Parfaite attitude Television, jusque dans les coiffures, les chemises et les cravates étriquées à rayures. Musique idoine, caricature du rock à la jonction des années 70 et 80 (jusqu’aux pads électroniques du batteurs, aux sons ringards si immédiatement reconnaissables), avec grosses guitares, effets vocaux funky, imitation convaincante de l’accent new-yorkais. Une grosse blague, donc — qu’eux ne semblent malheureusement pas entendre au second degré. Le post-modernisme crétin dans toute sa splendeur (par ailleurs, concert agréable à suivre).

— Joseph Arthur pour finir : dont je ne connaissais guère qu’un morceau. Seul avec sa guitare sur scène — chose étonnante pour une tête d’affiche. Mais qui occupe l’espace d’une présence incroyable. Je comptais partir (et effectivement, fatigué, je ne suis pas resté jusqu’au bout), mais grosse claque. À l’aide de sa seule guitare sèche, de quelques effets vocaux et d’un petit sampler comme celui du guitariste de Chevreuil (pour se sampler en direct et ajouter une ou plusieurs lignes de guitare à celle qu’il joue le long du morceau pour accompagner le chant), il développe une ambiance tellement forte que la salle était muette. Magnifique.

Un second soir dont je n’attendais pas grand-chose, bien plus intéressant que le premier. Rentré en voiture au Pont, et grosses difficultés à m’endormir, agitation ; même pas réussi à mener à bien ce calmant que se révèle en général être la masturbation. Aucune envie. Lourd du repas de midi avec les parents, j’avais dû boire beaucoup de bière à l’Olympic, sans réussir à améliorer cet état (et de fait, je me suis senti mal toute la journée à Saint-Nazaire).

Je m’étais promis de rester travailler, mais j’ai répondu à l’appel d’Ermold qui proposait d’aller boire quelques verres (je fais rire lorsque je dis que j’arrête de sortir, et on a bien raison de rire. C’est que l’angoisse ne m’étreint sans doute pas encore assez). Disserté sur la vie, parlé de psychogéographie, d’une théorie à refondre du hasard objectif des surréalistes, et de Ralph Rumney, cofondateur de l’Internationale situationniste qu’il est allé voir chez lui à Manosque (où il était pour le festival de vidéo) : vieil anglais paralysé, vivant dans un appartement immense transformé en taudis, qui lui parlait de Duchamp comme on parle, nous, de Radulphe ou de Bohémond, et qui, imbibé d’alcool jusqu’au trognon, pendant les dix heures qu’a durée leur entrevue, aurait bu au moins vingt litres de vin rouge (ce qu’il m’a certifié, l’ayant vu siffler bien plus qu’un cubi de quinze litres — en gros, il buvait presque un verre après chaque phrase, a-t-il affirmé[3]).

[1] Dimanche soir, Cédric et Aurélie, Mathix venu voir Phœnix, Alex et Séverine.

[2] À part l’inévitable Sonia, mais que j’ai tout fait pour fuir. Elle était là également dimanche, mais j’ai réussi à ne même pas lui dire bonjour.

[3] On n’est jamais bien assuré de la véracité de ce que raconte Ermold.