« Il savait que nous ne pouvons que fort peu nous aider mutuellement, que dans l’intérêt de notre bonheur nous sommes obligés de nuire aux autres, parfois même mortellement, que dans les grandes choses il est presque toujours inévitable d’être implacable, mais c’est justement pourquoi il professait la conviction que notre humanité, notre apostolat — honnêtement et sincèrement — ne peuvent se manifester que dans les petites choses, et que l’attention, les égards mutuels fondés sur l’indulgence et le pardon, le tact sont les choses les plus importantes sur cette terre.
Finalement, progressant dans ce raisonnement, il en vint à ce dépouillement, voire à cette conclusion tout bonnement païenne : puisque de toute façon nous ne pouvons pas être vraiment bons, au moins soyons courtois. Et cette courtoisie n’était pas simple politesse, ni compliment, ni vain caquetage. Souvent elle ne consistait qu’en ceci : au moment approprié, glisser discrètement un mot en apparence indifférent, que quelqu’un attendait désespérément, comme la justification de son existence. C’est cela qu’il tenait pour la vertu supérieure. En tout cas supérieure à la prétendue bonté. La bonté ne cesse de prêcher, veut changer l’humanité, est pleine d’onction, veut faire des miracles du jour au lendemain, se réclame du fond, veut remuer l’essentiel, mais la plupart du temps elle n’est bien entendu que vide, creuse et foncièrement formelle. En revanche, bien que la courtoisie donne l’impression d’être foncièrement formelle, à l’intérieur, par nature, elle est le fond même, l’essentiel même. La bonne parole qu’on n’a pas encore mise en pratique renferme en soi toutes les virtualités, davantage que la bonne action dont l’issue est douteuse, l’effet discutable. En règle générale, le mot compte toujours plus que l’acte. »[1]
[1]Il : Kornél Esti sous la plume de Kosztolányi.